13 août 2019

Après le Glyphosate, le Dicamba...


Le Dicamba, un herbicide produit par Monsanto et BASF, a tendance à s’envoler au-delà des champs sur lesquels il est pulvérisé, tuant tout sur son passage. L’utilisation de ce produit, censé lutter contre des mauvaises herbes de plus en plus résistantes aux produits chimiques, semble avoir été autorisée trop rapidement.

[Article initialement publié le 7 septembre 2017]

De Blytheville, Arkansas – Clay Mayes freine brusquement, saute de son Chevy Silverado sans éteindre le moteur et se met à vociférer contre un cornouiller. Les feuilles recroquevillées de l’arbuste pendouillent, comme de minuscules parapluies cassés. C’est le symptôme typique d’une exposition accidentelle à un autre herbicide controversé : le Dicamba. “Ça me rend dingue ! crie le chef de culture en gesticulant. Si ça continue comme ça…”

“… tout crèvera”, termine son passager, Brian Smith. Les dégâts causés par le Dicamba dans le nord-est de l’Arkansas et dans tout le Midwest (affectant le soja, d’autres cultures, et même les arbres) sont emblématiques d’une crise qui ne cesse de s’aggraver dans l’agriculture américaine. Les paysans sont prisonniers d’une course aux armements entre des herbicides de plus en plus puissants et des mauvaises herbes de plus en plus résistantes.

Le Dicamba, dont l’utilisation d’une nouvelle formule a été officiellement approuvée au printemps, était censé rompre ce cycle et éradiquer les adventices dans les champs de coton et de soja. Cet herbicide, associé avec des graines de soja génétiquement modifiées pour lui résister, promettait une meilleur maîtrise des plantes indésirables, comme l’amarante de Palmer, qui a développé une résistance aux herbicides communs [notamment au glyphosate].
 
Une homologation précipitée

Le problème, disent les agriculteurs et les chercheurs, est que le dicamba est emporté par le vent au-delà des champs sur lesquels il était pulvérisé, endommageant des millions d’hectares de soja et d’autres végétaux non protégés. Selon eux, l’herbicide a été approuvé par des fonctionnaires fédéraux qui ont statué en l’absence de données suffisantes, notamment sur la possibilité qu’il dépasse sa cible.

Ces responsables, de même que les fabricants du produit, Monsanto et BASF, rejettent cette accusation et affirment que tout a été fait selon les règles édictées par le Congrès. La colère contre le dicamba a entraîné des actions en justice, l’ouverture d’enquêtes au niveau fédéral et des États et une dispute qui s’est terminée par un coup de fusil, la mort d’un agriculteur et des poursuites pour meurtre.

“Ce devrait être un coup de semonce”, déclare David Mortensen, spécialiste des adventices à l’université d’État de Pennsylvanie. D’après les estimations, ces plantes résistantes aux herbicides coûteraient à l’agriculture américaine plusieurs millions de dollars par an en récoltes perdues.

Selon Monsanto, depuis que l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) a autorisé l’utilisation, au printemps dernier et cet été, de la nouvelle version du dicamba, les agriculteurs ont semé du soja résistant à ce pesticide sur plus de 10 millions d’hectares. Mais plus les pulvérisations augmentaient, plus les exemples de “volatilisation” se multipliaient. Le produit dérive vers d’autres champs, endommageant les végétaux incapables de le supporter – arbres, soja [non génétiquement modifié], légumes et fruits à proximité – ainsi que des plantes qui servent d’habitat aux abeilles et autres pollinisateurs.

Selon une étude datant de 2004, même à très petites doses, le dicamba est 75 à 400 fois plus dangereux pour les plantes qu’il touche accidentellement que le glyphosate. Il est particulièrement toxique pour le soja qui n’a pas été génétiquement modifié pour lui résister.

Kevin Bradley, chercheur à l’université du Missouri, estime que plus de 1,5 million d’hectares de cultures ont été endommagés par le dicamba – notamment dans de grands États agricoles tels que l’Iowa, l’Illinois et le Minnesota –, ce qui représente presque 4 % de la surface cultivée en soja aux États-Unis.

Et d’après les chercheurs, ce chiffre est probablement en deçà de la réalité. “Il est très difficile d’évaluer l’étendue des dégâts, précise Bob Hartzler, professeur d’agronomie à l’université d’État de l’Iowa, mais je suis parvenu à la conclusion que le dicamba est impossible à contrôler.” Cette crise intervient alors que le cours du soja est plus bas que prévu et que le revenu de l’activité agricole baisse depuis quatorze trimestres. La pression sur les cultivateurs est donc énorme.
Des dégâts qui se chiffrent en millions de dollars

Wally Smith ne sait pas combien de temps il pourra tenir. Son exploitation emploie cinq personnes, dont son fils, Hughes, son neveu, Brian, et le chef de culture, Clay Mayes. Aucun d’entre eux ne voit quel autre travail il pourrait faire dans ce coin du comté.

Le dicamba a fait des ravages dans la région de Blytheville. Sur plusieurs kilomètres à la ronde, de la route jusqu’aux arbres qui se dressent à l’horizon, on ne voit que des plants de soja rabougris, aux feuilles enroulées sur elles-mêmes. Une ferme bio a dû suspendre ses ventes cet été après avoir découvert que ses produits étaient contaminés.

Dans l’exploitation de Wally Smith, plusieurs hectares de soja présentent un retard de croissance à cause de l’herbicide, ce qui signifie qu’il perdra de l’argent, après avoir investi 2 millions de dollars :

Voilà la réalité. Si le rendement s’effondre, nous n’aurons plus qu’à mettre la clé sous la porte.”

La nouvelle formulation du Dicamba a été approuvée car elle était censée rendre le produit moins dangereux et moins volatil que ses versions précédentes. Mais ses détracteurs affirment que le feu vert a été donné malgré l’absence d’études concluantes et sous la pression des départements d’agriculture des États, des industriels et des syndicats agricoles.

Selon ces derniers, les paysans avaient absolument besoin de ce nouvel herbicide pour venir à bout des mauvaises herbes résistantes au glyphosate. Elles envahissent les champs et privent le soja de la lumière du soleil et des substances nutritives dont il a besoin. L’abus d’herbicides a rendu ces adventices de plus en plus résistantes et de plus en plus envahissantes ces vingt dernières années.

Lors d’une téléconférence avec des membres de l’Agence de protection de l’environnement, le 29 juillet, des scientifiques travaillant dans une douzaine d’États ont signalé que le Dicamba était plus volatil que les fabricants ne l’avaient dit. Des expériences en plein champ menées par des chercheurs des universités du Missouri, du Tennessee et de l’Arkansas ont montré depuis que le Dicamba a la capacité de se volatiliser et de gagner d’autres cultures jusqu’à soixante-douze heures après son épandage.

Des études en amont biaisées ou inexistantes sur le terrain

Les autorités en charge de la réglementation ne disposaient pas de ces informations. Monsanto et BASF avaient fourni des centaines d’études à l’EPA, mais seul un petit nombre concernait la volatilité du produit en conditions réelles. La majorité des essais avaient été menés sous serre ou en laboratoire. Selon les règles de l’EPA, ce sont les fabricants qui doivent financer et mener les tests de sécurité sur lesquels cette administration s’appuie pour évaluer les substances.

Bien que les fabricants de pesticides donnent souvent leurs nouveaux produits aux chercheurs des universités pour qu’ils les testent dans divers environnements, Monsanto reconnaît ne pas avoir autorisé d’essais pour le Dicamba afin de ne pas retarder son homologation. Et, d’après les scientifiques, BASF a limité les tests.

D’après les chercheurs, cela a permis aux industriels de choisir le type d’informations qu’ils allaient fournir aux autorités. “Monsanto en particulier a fait très peu d’essais sur le terrain”, dénonce Jason Norsworthy, un professeur d’agronomie à l’université d’Arkansas auquel le géant de l’agrochimie n’a pas permis de tester la volatilité de son produit.

L’Agence de protection de l’environnement et les industriels nient qu’il y ait eu une faille dans le processus d’approbation du Dicamba. L’EPA déclare :

Il appartient aux candidats à l’homologation de fournir toutes les données requises. Le Congrès a imposé cette obligation aux fabricants de pesticides plutôt que de contraindre d’autres entités à financer et mener la collecte de données.”


Odessa Patricia Hines, porte-parole de BASF, explique de son côté que la société a mis son produit sur le marché “après plusieurs années de recherches, des essais dans des exploitations agricoles et des évaluations par des universités et les agences de réglementation”.

Scott Partridge, vice-président de Monsanto en charge de la stratégie, est d’avis que certains agriculteurs ont illégalement pulvérisé des formulations plus anciennes et plus volatiles ou qu’ils n’ont pas utilisé le bon matériel. L’entreprise, qui a investi 1 milliard de dollars l’année dernière dans des unités de production de Dicamba, a déployé une armée d’agronomes et de spécialistes du climat pour déterminer la cause du problème. Il assure :

Nous nous rendons chez tous les agriculteurs et dans tous les champs. Si le produit peut être amélioré, nous le ferons.”


Les États les plus touchés sont également passés à l’action. En juillet, l’Arkansas a interdit les épandages jusqu’à la fin de la saison et augmenté les amendes pour application illégale. Le Missouri et le Tennessee ont renforcé leur réglementation sur l’utilisation du Dicamba et une dizaine d’États se sont plaints à l’EPA. En août, celle-ci a laissé entendre à plusieurs scientifiques qu’elle pourrait envisager de retirer les nouveaux désherbants à base de Dicamba du marché.

Contactée, l’agence reste vague sur ses intentions. “L’EPA est très préoccupée par les rapports récents sur les dégâts que le Dicamba aurait causés aux cultures dans l’Arkansas et dans d’autres parties du pays”, se borne à déclarer un de ses représentants. Un recours collectif a été intenté contre les fabricants en les accusant de déclarations inexactes sur les risques présentés par leurs produits. Les Smith envisagent de s’y associer.

Une efficacité sans doute très limitée dans le temps

Dans le même temps, des signes montrent déjà que le Dicamba ne sera peut-être pas efficace très longtemps. Les scientifiques ont montré que l’amarante pouvait développer une résistance à ce produit en trois ans seulement. Des spécimens soupçonnés d’avoir déjà acquis cette caractéristique ont été découverts dans le Tennessee et l’Arkansas. Monsanto n’a “connaissance d’aucun cas confirmé d’amarante résistante” au Dicamba, affirme toutefois un porte-parole du groupe.

Les détracteurs de l’utilisation intensive de produits agrochimiques voient dans cette crise une parabole et une anticipation de l’avenir de l’agriculture américaine. Pour Scott Faber, vice-président de l’Environmental Working Group [une ONG de protection de la santé et de l’environnement], les agriculteurs sont “piégés dans une spirale chimique” alimentée par l’industrie de la biotechnologie. Nombre d’agriculteurs sont persuadés qu’ils ne pourraient pas continuer à travailler sans de nouveaux désherbants.

“Nous sommes dans un cul-de-sac”, déplore Nathan Donley, responsable scientifique au Center for Biological Diversity [ONG œuvrant pour la protection des espèces menacées].

La prochaine étape sera la résistance à un troisième produit chimique, puis à un quatrième. Nul besoin d’être un génie pour savoir comment cela va finir. Le vrai problème ici est que l’on utilise dans les cultures des combinaisons de produits toxiques toujours plus complexes, avec des conséquences toujours plus complexes.”

Source : https://www.courrierinternational.com/article/apres-le-glyphosate-le-dicamba-fait-des-ravages-aux-etats-unis-0

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