09 juin 2018

Les apiculteurs se volent leurs ruches entre-eux !


Depuis la route qui se faufile de la zone commerciale de Montélimar (Drôme) vers le sud-est, avant de plonger dans les bois, les alignements de petits cubes colorés, autour desquels s'affairent les abeilles de Pascal Thiry, sont invisibles. Pourtant, une nuit de la fin mars, un voleur les a trouvés et s'est servi dans le rucher. Le lendemain matin, le propriétaire du Rucher de l'Escoutay, découvre le vol.

Quand on arrive et qu'il manque 50 ruches, ça se voit tout de suite.Pascal Thiryà franceinfo

"Je me suis trouvé bête", se souvient l'imposant quinquagénaire, perché sur une chaise haute, dans son laboratoire. "Cinquante ruches, c'est cinquante reines et à la louche un million d'abeilles à ce moment de l'année", détaille-t-il. Pascal Thiry produit peu de miel, "juste pour tester les essaims" et pour la petite boutique où son épouse accueille les clients. Il est surtout éleveur de reines et d'essaims, qu'il vend à d'autres apiculteurs, ou dont il propose les services de pollinisation pour les vergers, acacias, châtaigners et lavandes de la région. Il estime le dommage causé par le vol à 10 000 euros. "C'était à la fin de l'hiver, on avait commencé à soigner les essaims, qui étaient prêts pour démarrer la saison", raconte l'apiculteur.

Pascal Thiry, apiculteur à Montélimar, dans l'un de ses ruchers, le 5 juin 2018. (CAMILLE CALDINI / FRANCEINFO)
"Le vol, c'est avec la mortalité, due aux pesticides notamment, l'autre fléau de l'apiculture", selon Francis Gruzelle, président du syndicat local L'Abeille ardéchoise. Il n'existe aucune statistique officielle, mais les vols seraient "de plus en plus fréquents". "Et plus importants", selon Frank Aletru, président du Syndicat national de l'apiculture (SNA).

Avant, c'était rare. C'était deux ou trois ruches. À présent, ce sont parfois des dizaines de ruches qui disparaissent.

"Il ne faut pas se leurrer, ce sont des apiculteurs qui volent d'autres apiculteurs", explique Pierre Grand. "C'est ça qui est moche", déplore-t-il. Marié à une apicultrice du Tarn, il a créé le site Volderuches.com, qui permet aux apiculteurs de signaler, sur une carte collaborative, le lieu d'un vol, le nombre de ruches disparues, la date et autres détails.

Le symptôme d'une filière "qui va très mal"

Pas besoin de chercher très loin, les voleurs s'en prennent à des ruchers de leur département ou des régions voisines. Si certains accusent des "bandes organisées (...) qui partent vers les pays de l'Est", tous les spécialistes contactés par franceinfo rejettent cette piste. "C'est complètement démago", conteste Gilles Lanio, président de l'Union nationale de l'apiculture française (Unaf). "Dans les pays de l'Est, les abeilles se portent mieux qu'ici, le matériel est de bonne qualité et coûte bien moins cher, et la filière est assez bien organisée", assure-t-il, comme plusieurs de ses confrères.

Cela reviendrait très cher à des étrangers de venir voler des ruches en France.

Ces vols, s'ils sont le fait de "personnages peu scrupuleux", selon le président de l'Unaf, sont aussi un symptôme d'une filière "qui va très mal". "Je n'excuse rien, mais je compare ça à un SDF qui volerait un morceau de pain", nous explique Francis Gruzelle. "Cette filière n'est pas soutenue, parce que les abeilles ne votent pas et que nous, apiculteurs, ne sommes pas assez nombreux pour peser", analyse-t-il. La France compte moins de 50 000 apiculteurs déclarés à la direction générale de l'alimentation. "Il y a des aides à la reconstruction de cheptel, mais elles arrivent en retard, quand elles arrivent", déplore-t-il encore.

L'apiculture souffre aussi de sa désorganisation. "C'est un milieu divisé par des querelles de chapelle", selon Pascal Thiry. Il n'y a pas de concurrence entre les apiculteurs français, mais de profondes divergences d'opinions opposent les apiculteurs entre eux, sur des points parfois essentiels, comme les causes de mortalité des abeilles.

"J'ai commis une faute, je le sais"

"C'est comme les ostréiculteurs qui retrouvent leurs casiers pillés, ou des agriculteurs qui se font voler des machines", compare Frank Aletru, du SNA. "En hiver, certains subissent parfois de grosses pertes, et puis les abeilles souffrent et disparaissent, on le sait, alors certains ont la facilité d'aller se servir chez les voisins", explique-t-il. Réchauffement climatique, pesticides et insecticides, maladies comme le varroa et prédateurs déciment les colonies. Se rééquiper coûte de plus en plus cher : une ruche peuplée peut coûter entre 200 et 400 euros. "En plus, quand on rachète un essaim, il ne produit pas forcément tout de suite", détaille l'apiculteur vendéen.

C'est comme si on nous volait des vaches et qu'on ne rachetait que des veaux.

C'est ce qui aurait poussé un jeune apiculteur, installé depuis moins de deux ans, à voler Pascal Thiry. Mais il a été pris la main dans le pot de miel. Comme de plus en plus d'apiculteurs, Pascal Thiry avait "piégé" quelques ruches, avec un système de GPS, qui se déclenche dès que la ruche bouge. "J'ai pu suivre, dès le lendemain, son trajet précis", que les caméras de surveillance de la ville de Montélimar ont permis de confirmer. "Devant l'accumulation de preuves, il a fini par avouer", raconte Pascal Thiry. "Il a expliqué qu'il avait des commandes qu'il ne pouvait pas honorer", poursuit-il.

Contacté par franceinfo, le suspect, embarrassé, reconnaît le forfait. "J'avais déjà perdu environ la moitié de mes abeilles dans l'hiver et puis on m'a volé l'équivalent de plusieurs milliers d'euros, et moi je n'étais pas équipé contre ça", explique-t-il. "Je ne cherche pas d'excuse, j'ai commis une faute, je le sais", assure le trentenaire. "Ce n'est pas glorieux et je sais bien que voler n'est pas la solution", admet-il.

J'ai volé parce qu'on m'a volé

Les voleurs sont rarement pris, mais leurs explications sont souvent les mêmes. En 2011, l'un d'eux avait été identifié et condamné à 8 mois de prison avec sursis, à Perpignan, pour avoir dérobé environ 150 ruches à trois professionnels. Lors du procès, il avait raconté avoir été pris "d'un coup de folie", après "une année catastrophique". "J'étais complètement perdu, je n'arrivais plus à faire face aux traites… Je n'ai pas vu d'autre solution que d'aller me servir chez les collègues", avait-il justifié. Une forme de détresse que les victimes ne veulent pas entendre. "Pas question de lui faire de cadeau", s'emporte Marie-France Thiry, qui travaille avec son mari au Rucher de l'Escoutay. "Ce n'est pas parce qu'on a de la casse qu'on vole les autres", insiste-t-elle.

"C'est facile pour les voleurs"

Pour Pascal Thiry, le problème tient d'abord au niveau de formation des apiculteurs en France, qu'il juge "nul, et cela explique beaucoup de choses". Des apiculteurs, même professionnels, "ne préparent pas bien l'hivernage, ne savent pas repérer les maladies et donc ne les soignent pas à temps". Il estime aussi que son voleur a vu trop grand. Peu qualifié, "il a emprunté de l'argent et investi dans une grosse exploitation de 800 ruches, ça ne pouvait pas marcher", selon lui, qui se vante d'avoir "commencé en 1977, avec trois ruches, en ne dépensant que ce que j'avais en poche".

"Il faut aussi mettre ça en balance avec le risque encouru, qui est proche de zéro", estime Pascal Thiry. Car la majorité des vols ne sont pas déclarés. "Peu d'apiculteurs vont porter plainte parce qu'ils se disent que ça ne sert à rien", estime Gilles Lanio. "Cela m'était déjà arrivé, pour quelques ruches, et en général, l'enquête, quand elle a lieu, ne mène nulle part", affirme Pascal Thiry. Et même en cas de plainte, comment retrouver les voleurs ? Les apiculteurs posent souvent leurs ruches le long de chemins, pour pouvoir garer leur véhicule et les déplacer facilement. "Du coup, c'est facile aussi pour les voleurs", complète Pierre Grand.

Un petit repérage sur Google Maps, un éventuel aller-retour sur les lieux, et "en 10 minutes, un gars motivé peut charger 50 ruchettes, facilement", selon Pascal Thiry. Le vol le plus spectaculaire dont il a entendu parler, "c'est le mec qui n'a même pas besoin de se déplacer", se souvient-il. "Il vous propose de vous vendre des essaims, vous emmène sur un rucher qui n'est pas le sien, empoche vos sous, et le voleur, c'est vous !" raconte-t-il, en insistant sur la nécessité de toujours demander des factures et d'éviter le marché noir.

Dans un scaphandre, un apiculteur voleur ressemble à un apiculteur producteur.Francis Gruzelleà franceinfo

Alors comme Pascal Thiry, les apiculteurs s'organisent et s'équipent. "On ne peut pas dormir sur place, mais dans certains pays, ça se fait", selon lui. Puces GPS et caméras infrarouges fleurissent dans les ruchers. Et les boîtes sont marquées de symboles "qu'on est les seuls à pouvoir expliquer". Ainsi, certains retrouvent les voleurs, comme Pascal Thiry, qui a pu récupérer ses ruches trois jours plus tard. "Mais il y avait des dégâts, les toits des ruches s'étaient envolés en route, et quand il est arrivé chez lui, il faisait -3°C, les abeilles n'ont pas supporté", détaille-t-il.

"Dans ce milieu, il est cuit"

Plusieurs des apiculteurs contactés redoutent que "des gens se fassent justice eux-mêmes" et que "ça se termine en coups de fusil". "Il paraît que dans le Sud-Ouest, des apiculteurs ont jeté un type à l'arrière d'un camion et l'ont enfermé avec une ruche, il a dû passer un mauvais moment", raconte Pascal Thiry, pas sûr lui-même de devoir croire à cette histoire.

"On veut éviter ça", alors les responsables des syndicats essaient d'inciter les victimes de vol à toujours déposer plainte. Le SNA va se porter partie civile, dans l'affaire qui oppose Pascal Thiry à son voleur. "Compte tenu de l'ampleur qu'est en train de prendre cette forme de délinquance, alors qu'on a déjà fort à faire pour maintenir nos cheptels, il faut faire un exemple", explique Frank Aletru. Le suspect comparaîtra en novembre au tribunal de Valence, dans une procédure de reconnaissance préalable de culpabilité, plus rapide qu'un procès.

D'ici là, sans jamais donner son nom publiquement, les apiculteurs sèment des indices et se font passer le message, sur des forums spécialisés et les réseaux sociaux. "Pour lui, la pire punition, c'est que dans ce milieu, il est cuit", conclut Marie-France Thiry.

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