Ce qu’on veut faire avec l’Italie aujourd’hui, à peine selon une autre méthode, c’est ce qu’on fit avec la Grèce il y a trois ans. L’Histoire nous impose, avec sa Grâce sans retenue, un symbole qui court du Parthénon au Colisée, de Platon à Julien l’Apostat.
(Si je cite Julien, c’est parce que je crois que, de tous les empereurs dont Rome se dota, il fut le moins sensible à la bureaucratie qui était déjà aux mains des chrétiens de son temps [d’où son surnom, cadeau des spécialistes en RP de l’Église], et qu’il fut le plus hostile à l’idée que tout ce qui se prétend nouveauté et progrès est nécessairement une vertu. Pour tout cela, j’ai une grande affection pour l’Apostat qui commit ce sacrilège de l'être au nom de la Tradition.)
Il résulte de ce préambule quasi-antique que l’Europe-UE parvient ainsi à mettre les deux berceaux de la civilisation dont elle se réclame dans la même crèche de son imposture. C’est certes un puissant symbole, celui dont je parlais plus haut, de la sorte que seule l’Histoire peut réussir à mettre en forme. Dans les couloirs climatisés des gigantesques constructions bruxelloises et mégalomaniaques où se répand sans fin la plèbe à très haut niveau de revenu de la bureaucratie européennes, je crois que bien peu entendront ce que je veux dire. D’ailleurs, et je les comprends, ils ont autre chose à lire ; au reste, et je n’ai nul reproche à leur faire, je sais bien qu’ils ne lisent guère cette sorte de littérature de l’invective aimable, qui se voudrait ou prétendrait assez vainement à l’ironie et à l’érudition (la mienne, veux-je dire, en fait de "littérature de l'invective aimable”).
Certes, la méthode est différente, et elle mesure sans doute la différence de format aussi bien que l’érosion de la tactique. Aux pieds du Parthénon, on a laissé faire, confiant qu’on arriverait à soumettre le gouvernement qu’on laisserait se constituer en intervenant directement dans ses affaires. Cela fut fait, d’autant qu’il s’avéra que ce gouvernement-là ne demandait qu’à se laisser faire. Autour du Colisée, on prend les devants et on refuse un gouvernement dont l’un de ses membres, choisi comme bouc-émissaire et comme argument de circonstance, se permet de penser différemment de ce qu’il est convenu de penser. Ce changement de tactique dénote une inquiétude grandissante : on n’a pas liquidé l’ennemi par les tactiques habituelles, mi-pression mi-corruption, on essaie de lui fermer la porte au nez mais sans parvenir vraiment à la verrouiller.
Aux pieds du Parthénon, l’affaire fut expédiée avec une certaine maîtrise et sans laisser à l’adversaire, au cas où il y aurait pensé, la possibilité d’avoir l’audace de faire un coup d’éclat. On le désarma comme s’il avait voulu se servir de ses armes, mais sans trop de mal car il ne tenait nullement à s’en servir. Autour du Colisée, l’affaire a une autre tournure. L’ennemi n’a pas déposé les armes, au contraire il prétend les affuter encore un peu plus pour mieux pouvoir s’en servir.
Beaucoup de choses se sont passées depuis l’affaire Parthénon-Tsipras et l’actuel embouteillage autour du Colisée. L’Europe est stable dans ses crises habituelles, elle se caresse même un peu dans le genre gâterie en susurrant l’un ou l’autre mot enjôleur et sexy, “croissance” par exemple ; mais la mer, autour d’elle, est déchaînée, – bien plus qu’elle n’était en 2015.
Entre les folies de Trump, le retrait des USA du traité avec l’Iran et les tensions transatlantiques sur le commerce, les migrants, l’antirussisme de convenance et les coups en retour des sanctions, nous essuyons tempête sur tempête et je ne vois rien venir qui puisse annoncer une accalmie. Les désaccords au sein de l’Europe-UE ne sont pas des affaires de famille, notamment le partage des “bijoux”, mais bien les effets des tourmentes extérieures. L’Europe-UE n’est plus en crise mais les crises autour d’elle la pressent, la font tanguer horriblement, menacent de lui faire perdre le contrôle d’elle-même. Dans ces conditions, l’embouteillage du Colisée est bien plus délicat à dénouer que le faux-nez Tsipras-Parthénon, –même sans parler de la différence de “format”, du rôle historique des Italiens et ainsi de suite.
C’est assez original : considérée d'une façon détachée des intentions immédiates des acteurs et s'en tenant à la seule puissance des évènements, la crise italienne n’est pas tant une crise européenne comme l’était la Grèce, qu’un effet des crises extérieures. (Tiens, les relations avec la Russie et la fin des sanctions contre ce pays sont très hautement placées dans les intentions gouvernementales des partis réprouvés, et je suis sûr qu’avec la question de l’Iran et des relations avec les USA, et avec The-Donald de surcroît, il y a aussi du grain à moudre.) C’est encore plus original : tout le monde n’a d’yeux, pour la référence d’un précédent, que sur le modèle grec, la cohésion autour de l’euro et toutes ces choses. L’Incertitude règne en maîtresse, sans nul doute, sauf pour un seul cas : dans cette époque étrange, les coups que l’on attend viennent toujours d’où on ne les attend pas. On appréciera l'ironie du sort : la seule certitude accroît l'incertitude.
Philippe Grasset
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