Montée en gamme
Une telle interdépendance entre les paramètres avec des facteurs de second degré induit une grande sensibilité aux variations. Quand on investit dans un seul de ces paramètres, le saut d’efficacité peut donc être spectaculaire et les résultats écrasants.
Introduire de nouveaux équipements peut élever fortement le niveau d’efficacité. Il est cependant d’abord nécessaire que ces nouveaux équipements soient performants, ce qui n’est pas forcément évident surtout lorsqu’on oublie qu’ils doivent être associés à des individus au combat. Le fusil antichar de 13 mm inventé par les Allemands en 1917 était redoutable sur le papier et sur un champ de tir mais pratiquement inutilisable, car trop dangereux à employer, dans une situation réelle. Loin de permettre les ravages annoncés, il n’aura permis au total de neutraliser que deux engins. Inversement, un bon armement bien maitrisé augmentera plutôt la confiance et donc, en retour, son efficacité, une fois que son emploi aura été maitrisé, ce qui suppose une période d’apprentissage qui est aussi une période de vulnérabilité.
L’investissement humain est souvent plus « rentable » à court terme. A la fin de l’année 1968, l’US Navy et l’US Air force présentaient une efficacité comparable en combat aérien au-dessus du Vietnam, efficacité en fait assez médiocre avec un ratio de deux Mig abattus pour un avion américain. Dans les derniers mois, la Navy avait même perdu 10 appareils contre 9. En analysant les combats, la Navy s’est rendu compte de la perte de compétence en combat rapproché, dédaigné au profit du combat à grande distance par missiles air-air (50 missiles sont lancés successivement sans aucun effet) et l’existence d’un seuil d’efficacité autour de cinq missions de combat. En dessous de ce seuil, la confiance était faible et, ce qui est lié, les risques et les pertes très élevés ; au-delà de ces cinq missions on observait le phénomène inverse.
En s’appuyant sur une analyse précise des combats, la Navy a alors mis en place en 1969 un centre d’entrainement à haut réalisme (Fighter Weapons School « Top gun ») afin de simuler le mieux possible ces cinq missions face à des adversaires imitant l’ennemi. En 1973, le ratio au Vietnam était désormais de 12,5 avions ennemis abattus pour un de la Navy et des Marines. Pendant ce temps, la performance de l’US Air force restait la même. En 1975, après la guerre, celle-ci a finalement décidé d’imiter la Navy avec les exercices Red Flag puis l’US Army, qui avait observé aussi que 40 % de ses pertes au Vietnam survenait dans le premier quart de la durée d’engagement, a fait de même avec le National Training Center en 1979. On peut se demander au passage pourquoi elles ne l’ont pas fait plus tôt, et notamment pendant la guerre, devant l’évidence des résultats (1). De nombreuses armées parmi celles qui peuvent financer de tels centres ont imité l’innovation mais là encore souvent avec retard.
Une innovation dans l’entrainement peut donc constituer une surprise opérationnelle, le développement de la détermination aussi. En 2003, l’armée irakienne, forte de 22 divisions et plus de 400 000 hommes, a été écrasée en 42 jours par le corps expéditionnaire américano-britannique. La victoire a coûté la vie à 105 soldats américains. A peine plus d’un an plus tard, il a fallu, après un premier échec en avril 2004, 47 jours et presque autant de pertes aux Américains pour s’emparer de la ville de Falloujah tenue par seulement 4 000 fantassins légers. La différence est que ces 4 000 Irakiens, dont plus de la moitié sont morts au combat, étaient beaucoup plus déterminés que ceux de 2003. Imitant le système tactique tchétchène de 1994, ces bataillons non-étatiques d’infanterie à « haute-détermination » ont changé la donne tactique.
Agissant sur le même standard mais avec plus de volume, les unités chiites de l’armée du Mahdi ont tenu tête aux forces américaines en Irak dans les deux guerres de 2004 et 2008, conflits qui, chose inédite pour les Etats-Unis, se sont terminés par des négociations. Les équipements des miliciens mahdistes, de l’armement léger soviétique des années 1960, pour l’essentiel, n’avaient pourtant rien de moderne. Comme à Falloujah, Grozny et désormais dans bien d’autres endroits, la principale ressource matérielle était surtout pour eux l’environnement urbain et, souvent, la présence d’une population utilisée, volontairement ou non, comme deuxième bouclier après les murs. Si on ajoute l’acquisition de compétences tactiques, on obtient l’Etat islamique écrasant, à son tour, l’armée irakienne en 2014. Si on ajoute encore des armements légers « anti-approche » modernes comme les lance-roquettes RPG-29 (ou RPG-30 désormais) ou surtout les missiles antichars russes Metis ou Kornet du Hezbollah, en attendant des missiles anti-aériens portables, et on effectue à nouveau un nouveau bond tactique. Pour l’instant, la vraie rupture tactique depuis les années 1990 est bien la montée régulière en gamme de ces bataillons non-étatiques (2).
Bien entendu si on investit simultanément dans tous les facteurs, une armée complète peut se transformer radicalement. En août 1914, un bataillon d’infanterie français comprend 1 100 hommes armés de fusils Lebel 1893 et peut bénéficier de l’appui extérieur d’en moyenne deux mitrailleuses et de trois canons de 75 mm. A peine quatre ans plus tard, un bataillon ne comprend plus souvent que 700 hommes mais ceux-ci, en tenue moins voyante et casque d’acier, disposent en interne de 120 armes collectives (mitrailleuses, fusils mitrailleurs, fusils lance-grenades), trois mortiers de 81 mm, trois canons de 37 mm et ils bénéficient en moyenne de l’appui extérieur de neuf canons de 75 mm, six canons lourds, trois chars et six avions d’infanterie.
L’investissement matériel entre les deux époques a été énorme, l’investissement immatériel sans doute encore plus important. Il a fallu apprendre en effet apprendre à se servir de tous ces équipements (sur la fin surtout en masque en gaz), à en combiner les effets, inventer des choses que l’on croyait impossibles comme le tir précis indirect à plusieurs kilomètres ou la communication entre l’air et le sol, changer de regard sur les jeunes sous-officiers à qui on a confié la responsabilité tactique d’un groupe de soldats interdépendants, etc. L’effort a été énorme mais le saut d’efficacité considérable, peut-être inégalé à ce jour. Un sergent de l’infanterie de 1918 serait plus à l’aise dans un régiment d’infanterie d’aujourd’hui que s’il retournait en 1914. La confrontation des bataillons de 1918 avec ceux de 1914 aurait débouché sur le massacre de ces derniers.
Distorsions
Une autre des conséquences de cette variabilité des paramètres d’efficacité tactique est que même si on fait monter en gamme toute une armée en dotant chacune de ses unités des mêmes équipements et de la même doctrine d’emploi, on obtient toujours au bout du compte une grande différence de résultat entre des unités pourtant identiques sur le papier.
Contrairement au patchwork qu’était devenue l’armée allemande en 1944 (12 types différents de divisions par ailleurs elles-mêmes très diverses en volume), l’US Army a pris soin de former des unités standardisée. Trois types de divisions seulement, organisées et équipées de manière identique à chaque fois, combattent en Europe de juin 1944 à mai 1945 : 3 parachutistes, 16 blindées et 42 d’infanterie. Les unités sont également « alimentées » avec les mêmes hommes (tous formés initialement de la même façon), équipements et soutiens, afin de rester toujours sensiblement au même niveau. Pour autant, lorsque le service historique de l’US Army en Europe a été chargé d’analyser les performances de ces unités tout de suite après la fin des combats, il s’est aperçu que onze divisions (une parachutiste, trois blindées et sept d’infanterie) sur 61 avaient été nettement plus performantes que les autres (3). Il rejoignait en cela les observations faites à tous les échelons et dans toutes les armées. L’US Navy a ainsi remarqué que 51 % des destructions de navires ennemis avaient été réalisées par 15 % des équipages de sous-marins américains, soit une proportion presque identique à celle des sous-mariniers allemands dans l’Atlantique (4). La variabilité des facteurs associés au paramètre de la mort pour les unités combattantes induit mécaniquement des distorsions de résultats.
Quand il s’agit de déterminer les raisons de cette distorsion, on retombe toujours sur les mêmes éléments. Quand on examine le parcours de ces divisions excellentes, on y retrouve souvent celles qui ont accumulé le plus d’expérience, donc plutôt les plus anciennes. Celles, comme la 1ère division d’infanterie, qui avaient tout connu de l’Afrique du nord à l’Allemagne étaient plutôt supérieures à celle qui avaient commencé à combattre en Normandie, elles-mêmes avantagées par rapport à celles qui étaient arrivées ensuite.
Le plus intéressant est qu’à l’intérieur de ces divisions d’excellence, la performance des unités d’appui, l’artillerie et le génie, et de soutien logistique avaient beaucoup plus augmenté que celle des unités d’infanterie. La raison principale en était que celles-ci ont supporté plus de 90 % des pertes (représentant au total plus de 100 % des effectifs dans 37 divisions), ce qui a entrainé un turn over considérable. Là où les bataillons d’artillerie, beaucoup moins touchés, ont pu capitaliser sur leur expérience, les bataillons d’infanterie ont été obligés de reconstituer en permanence des savoir-faire collectifs. Les meilleurs régiments d’infanterie ont par ailleurs été ceux qui ont pu gérer le mieux la rotation du personnel, non pas en envoyant les nouveaux directement en première ligne (avec des conséquences souvent catastrophiques) mais en les y amenant progressivement à partir d’une unité d’instruction à l’arrière.
Une autre observation a été que ces accumulations collectives d’expérience ne portaient véritablement leurs fruits qu’après des périodes de temps passé ensemble au combat mais aussi au repos, la manière du phénomène sportif de surcompensation. L’expérience n’a pas cependant été le seul facteur, le commandement et notamment la valeur des chefs a pu jouer aussi. La 90e division d’infanterie américaine était considérée comme la plus mauvaise en Normandie (surnommée « problem division »), mais après plusieurs changements de chefs, elle a terminé dans les « onze excellentes » sous le commandement du général Raymond Mc Lean. En étudiant le comportement des unités de combat durant la campagne d’Italie, Trevor Dupuy a remarqué que la 88e division américaine était très nettement supérieure à toutes les autres américaines pourtant identiques et comptait parmi les meilleures du théâtre toutes nations confondues. Il n’a pu expliquer cette différence que par le « facteur leader », avec l’excellence reconnue par tous, du général John Sloan (5).
Face à ce phénomène de distorsion et l’éternel retour de la loi de Pareto, surtout dans les situations extrême, il est possible d’adopter deux attitudes : maintenir à tout prix la standardisation (afin de conserver la prévisibilité et l’interchangeabilité) ou au contraire accentuer cette différenciation en espérant des résultats décisifs de l’engagement de l’élite.
En 1917, comme l’armée américaine de 1944, l’armée française a fait le choix de l’uniformité (ce qui n’a pas empêché malgré tout l’existence de fait de divisons d’élite). En face, et dans les deux cas, l’armée allemande a joué de la différenciation. Les résultats allemands ont été parfois tactiquement spectaculaires mais au bout du compte stratégiquement désastreux. Si les unités « stars », comme les bataillons d’assaut et les divisions d’attaque de 1918, les divisions de Panzers, de Panzer grenadiers ou de parachutistes de la Seconde Guerre mondiale ont suscité, et suscitent toujours, beaucoup d’attention, les unités qui les suivaient nettement plus nombreuses et de plus en plus médiocres au fur et à mesure que s’effectuait la différenciation ont suscité beaucoup moins d’intérêt.
Pourtant, une fois survenus l’échec et l’usure des divisions d’attaque allemande en 1918, cette deuxième armée allemande, dite « de position », s’est effondrée de juillet à novembre 1918. En 1944-1945, malgré parfois des échecs face aux unités d’élite allemande, en Normandie ou pendant la bataille des Ardennes, les unités américaines auront détruit bien plus d’unités allemandes que l’inverse. Trop jouer du particulier au détriment du général donne des résultats tactiques, parfois opérationnels. Les combats de Sedan en mai 1940 en sont un bon exemple mais derrière les chevauchées de Panzer, le niveau moyen de toutes les autres unités allemandes, notamment d’infanterie était supérieur à celui de leurs adversaires et c’est probablement cet élément-là qui a surtout fait la différence.
La matrice tactique
Car on l’oublie parfois mais l’efficacité d’une unité de combat n’est pas intrinsèque mais relative à un ennemi. On peut raisonner en contrat de déploiement de forces (« être capable de déployer X hommes et Y avions de combat à tant de kilomètres et pendant tant de temps ») mais au bout du compte, il s’agit d’affronter des unités de combat ennemis. Plus exactement, il s’agit de confronter des systèmes tactiques différents. Lorsque ces systèmes sont connus et évoluent lentement comme l’armée du Pacte de Varsovie par exemple, on peut prendre le temps de concevoir des modèles de forces en miroir (en gardant quand même à l’esprit que la confrontation réelle engendrera sans aucun doute des surprises). La difficulté survient lorsque, sans prévenir, l’ennemi change ou alors que l’on change soudainement d’ennemi.
En juin 1967, les brigades et bataillons israéliens écrasent en deux jours les forces égyptiennes dans le Sinaï. Six ans plus tard, au bout de deux jours de combat de la guerre du Kippour, ce sont plutôt les bataillons blindés israéliens qui ont été étrillés. Entre temps, les Egyptiens sont montés en gamme sans que l’armée israélienne ne le prenne en compte. Plus exactement, ils se sont adaptés à un adversaire particulier qu’ils ont bien étudié. Les Egyptiens ont conçu un plan d’opération cohérent avec l’objectif stratégique politique poursuivi et modelé les unités tactiques pour qu’elles s’accordent avec ce plan.
Pour opérer ce modelage, ils ont analysé la matrice des capacités (combat direct à distance, combat rapproché, appuis indirects, soutien indirect) de leurs unités face à celles de leur adversaire et reconfiguré leurs unités en conséquence de façon à réduire leurs points faibles et accentuer les points forts. Ils ont, grâce à l’aide soviétique, doté les unités anti-aériennes de moyens modernes, formé des unités d’infiltration (commandos) et durci défensivement les unités d’infanterie, en particulier en les équipant de moyens antichars, lance-roquettes et lance-missiles. A l’époque où les Américains développaient l’entrainement hyper-réaliste, les Egyptiens ont inventé l’ultra-préparation. L’opération prévue (qui impliquait 200 000 hommes, 1 600 chars et 1 900 pièces d’artillerie) a été répétée grande nature 35 fois. Chacune de ses branches particulières, jusqu’aux échelons les plus bas a été vue et revue des centaines de fois (6). La connaissance très précise, jusqu’à l’individu, de son rôle dans le plan constituait en soi un système de commandement performant.
Au bilan, comme à chaque fois que l’on fait un saut en gamme face à un adversaire immobile, le résultat a été spectaculaire. Les bataillons blindés israéliens qui se sont lancés à l’assaut immédiatement après le franchissement du canal de Suez par les Egyptiens ont tous été mis hors de combat. En quelques jours, les Egyptiens ont détruit ou gravement endommagés bien plus de chars que n’en compte actuellement l’ordre de bataille français.
Tout cela a parfaitement fonctionné jusqu’à ce que les Egyptiens décident du sortir du plan d’opération initial alors que les Israéliens avaient réfléchi à leur tour à la matrice des capacités et reconfiguré leurs propres unités en quelques jours seulement.
(à suivre)
[1] Training Superiority & Training Surprise, Report of the Defense Science Board, 2001.
[2] David E. Johnson, Hard Fighting, RAND corporation, 2014.
[3] Peter R. Mansoor, The GI Offensive in Europe, University Press of Kansas, 1999. Michael D. Doubler, Closing With the Enemy: How Gis Fought the War in Europe, 1944-1945, University Press of Kansas, 1994.
[4] Stephen P. Rosen, Winning the Next War, Cornell University Press, 1994.
[5] Trevor N. Dupuy, Understanding War: History and Theory of Combat, Nova Publications, 1987.
[6] John Lynn, De la guerre : Une histoire du combat des origines à nos jours, Tallandier, 2006. Pierre Razoux, La guerre du Kippour d'octobre 1973, Economica, 1999.
Une telle interdépendance entre les paramètres avec des facteurs de second degré induit une grande sensibilité aux variations. Quand on investit dans un seul de ces paramètres, le saut d’efficacité peut donc être spectaculaire et les résultats écrasants.
Introduire de nouveaux équipements peut élever fortement le niveau d’efficacité. Il est cependant d’abord nécessaire que ces nouveaux équipements soient performants, ce qui n’est pas forcément évident surtout lorsqu’on oublie qu’ils doivent être associés à des individus au combat. Le fusil antichar de 13 mm inventé par les Allemands en 1917 était redoutable sur le papier et sur un champ de tir mais pratiquement inutilisable, car trop dangereux à employer, dans une situation réelle. Loin de permettre les ravages annoncés, il n’aura permis au total de neutraliser que deux engins. Inversement, un bon armement bien maitrisé augmentera plutôt la confiance et donc, en retour, son efficacité, une fois que son emploi aura été maitrisé, ce qui suppose une période d’apprentissage qui est aussi une période de vulnérabilité.
L’investissement humain est souvent plus « rentable » à court terme. A la fin de l’année 1968, l’US Navy et l’US Air force présentaient une efficacité comparable en combat aérien au-dessus du Vietnam, efficacité en fait assez médiocre avec un ratio de deux Mig abattus pour un avion américain. Dans les derniers mois, la Navy avait même perdu 10 appareils contre 9. En analysant les combats, la Navy s’est rendu compte de la perte de compétence en combat rapproché, dédaigné au profit du combat à grande distance par missiles air-air (50 missiles sont lancés successivement sans aucun effet) et l’existence d’un seuil d’efficacité autour de cinq missions de combat. En dessous de ce seuil, la confiance était faible et, ce qui est lié, les risques et les pertes très élevés ; au-delà de ces cinq missions on observait le phénomène inverse.
En s’appuyant sur une analyse précise des combats, la Navy a alors mis en place en 1969 un centre d’entrainement à haut réalisme (Fighter Weapons School « Top gun ») afin de simuler le mieux possible ces cinq missions face à des adversaires imitant l’ennemi. En 1973, le ratio au Vietnam était désormais de 12,5 avions ennemis abattus pour un de la Navy et des Marines. Pendant ce temps, la performance de l’US Air force restait la même. En 1975, après la guerre, celle-ci a finalement décidé d’imiter la Navy avec les exercices Red Flag puis l’US Army, qui avait observé aussi que 40 % de ses pertes au Vietnam survenait dans le premier quart de la durée d’engagement, a fait de même avec le National Training Center en 1979. On peut se demander au passage pourquoi elles ne l’ont pas fait plus tôt, et notamment pendant la guerre, devant l’évidence des résultats (1). De nombreuses armées parmi celles qui peuvent financer de tels centres ont imité l’innovation mais là encore souvent avec retard.
Une innovation dans l’entrainement peut donc constituer une surprise opérationnelle, le développement de la détermination aussi. En 2003, l’armée irakienne, forte de 22 divisions et plus de 400 000 hommes, a été écrasée en 42 jours par le corps expéditionnaire américano-britannique. La victoire a coûté la vie à 105 soldats américains. A peine plus d’un an plus tard, il a fallu, après un premier échec en avril 2004, 47 jours et presque autant de pertes aux Américains pour s’emparer de la ville de Falloujah tenue par seulement 4 000 fantassins légers. La différence est que ces 4 000 Irakiens, dont plus de la moitié sont morts au combat, étaient beaucoup plus déterminés que ceux de 2003. Imitant le système tactique tchétchène de 1994, ces bataillons non-étatiques d’infanterie à « haute-détermination » ont changé la donne tactique.
Agissant sur le même standard mais avec plus de volume, les unités chiites de l’armée du Mahdi ont tenu tête aux forces américaines en Irak dans les deux guerres de 2004 et 2008, conflits qui, chose inédite pour les Etats-Unis, se sont terminés par des négociations. Les équipements des miliciens mahdistes, de l’armement léger soviétique des années 1960, pour l’essentiel, n’avaient pourtant rien de moderne. Comme à Falloujah, Grozny et désormais dans bien d’autres endroits, la principale ressource matérielle était surtout pour eux l’environnement urbain et, souvent, la présence d’une population utilisée, volontairement ou non, comme deuxième bouclier après les murs. Si on ajoute l’acquisition de compétences tactiques, on obtient l’Etat islamique écrasant, à son tour, l’armée irakienne en 2014. Si on ajoute encore des armements légers « anti-approche » modernes comme les lance-roquettes RPG-29 (ou RPG-30 désormais) ou surtout les missiles antichars russes Metis ou Kornet du Hezbollah, en attendant des missiles anti-aériens portables, et on effectue à nouveau un nouveau bond tactique. Pour l’instant, la vraie rupture tactique depuis les années 1990 est bien la montée régulière en gamme de ces bataillons non-étatiques (2).
Bien entendu si on investit simultanément dans tous les facteurs, une armée complète peut se transformer radicalement. En août 1914, un bataillon d’infanterie français comprend 1 100 hommes armés de fusils Lebel 1893 et peut bénéficier de l’appui extérieur d’en moyenne deux mitrailleuses et de trois canons de 75 mm. A peine quatre ans plus tard, un bataillon ne comprend plus souvent que 700 hommes mais ceux-ci, en tenue moins voyante et casque d’acier, disposent en interne de 120 armes collectives (mitrailleuses, fusils mitrailleurs, fusils lance-grenades), trois mortiers de 81 mm, trois canons de 37 mm et ils bénéficient en moyenne de l’appui extérieur de neuf canons de 75 mm, six canons lourds, trois chars et six avions d’infanterie.
L’investissement matériel entre les deux époques a été énorme, l’investissement immatériel sans doute encore plus important. Il a fallu apprendre en effet apprendre à se servir de tous ces équipements (sur la fin surtout en masque en gaz), à en combiner les effets, inventer des choses que l’on croyait impossibles comme le tir précis indirect à plusieurs kilomètres ou la communication entre l’air et le sol, changer de regard sur les jeunes sous-officiers à qui on a confié la responsabilité tactique d’un groupe de soldats interdépendants, etc. L’effort a été énorme mais le saut d’efficacité considérable, peut-être inégalé à ce jour. Un sergent de l’infanterie de 1918 serait plus à l’aise dans un régiment d’infanterie d’aujourd’hui que s’il retournait en 1914. La confrontation des bataillons de 1918 avec ceux de 1914 aurait débouché sur le massacre de ces derniers.
Distorsions
Une autre des conséquences de cette variabilité des paramètres d’efficacité tactique est que même si on fait monter en gamme toute une armée en dotant chacune de ses unités des mêmes équipements et de la même doctrine d’emploi, on obtient toujours au bout du compte une grande différence de résultat entre des unités pourtant identiques sur le papier.
Contrairement au patchwork qu’était devenue l’armée allemande en 1944 (12 types différents de divisions par ailleurs elles-mêmes très diverses en volume), l’US Army a pris soin de former des unités standardisée. Trois types de divisions seulement, organisées et équipées de manière identique à chaque fois, combattent en Europe de juin 1944 à mai 1945 : 3 parachutistes, 16 blindées et 42 d’infanterie. Les unités sont également « alimentées » avec les mêmes hommes (tous formés initialement de la même façon), équipements et soutiens, afin de rester toujours sensiblement au même niveau. Pour autant, lorsque le service historique de l’US Army en Europe a été chargé d’analyser les performances de ces unités tout de suite après la fin des combats, il s’est aperçu que onze divisions (une parachutiste, trois blindées et sept d’infanterie) sur 61 avaient été nettement plus performantes que les autres (3). Il rejoignait en cela les observations faites à tous les échelons et dans toutes les armées. L’US Navy a ainsi remarqué que 51 % des destructions de navires ennemis avaient été réalisées par 15 % des équipages de sous-marins américains, soit une proportion presque identique à celle des sous-mariniers allemands dans l’Atlantique (4). La variabilité des facteurs associés au paramètre de la mort pour les unités combattantes induit mécaniquement des distorsions de résultats.
Quand il s’agit de déterminer les raisons de cette distorsion, on retombe toujours sur les mêmes éléments. Quand on examine le parcours de ces divisions excellentes, on y retrouve souvent celles qui ont accumulé le plus d’expérience, donc plutôt les plus anciennes. Celles, comme la 1ère division d’infanterie, qui avaient tout connu de l’Afrique du nord à l’Allemagne étaient plutôt supérieures à celle qui avaient commencé à combattre en Normandie, elles-mêmes avantagées par rapport à celles qui étaient arrivées ensuite.
Le plus intéressant est qu’à l’intérieur de ces divisions d’excellence, la performance des unités d’appui, l’artillerie et le génie, et de soutien logistique avaient beaucoup plus augmenté que celle des unités d’infanterie. La raison principale en était que celles-ci ont supporté plus de 90 % des pertes (représentant au total plus de 100 % des effectifs dans 37 divisions), ce qui a entrainé un turn over considérable. Là où les bataillons d’artillerie, beaucoup moins touchés, ont pu capitaliser sur leur expérience, les bataillons d’infanterie ont été obligés de reconstituer en permanence des savoir-faire collectifs. Les meilleurs régiments d’infanterie ont par ailleurs été ceux qui ont pu gérer le mieux la rotation du personnel, non pas en envoyant les nouveaux directement en première ligne (avec des conséquences souvent catastrophiques) mais en les y amenant progressivement à partir d’une unité d’instruction à l’arrière.
Une autre observation a été que ces accumulations collectives d’expérience ne portaient véritablement leurs fruits qu’après des périodes de temps passé ensemble au combat mais aussi au repos, la manière du phénomène sportif de surcompensation. L’expérience n’a pas cependant été le seul facteur, le commandement et notamment la valeur des chefs a pu jouer aussi. La 90e division d’infanterie américaine était considérée comme la plus mauvaise en Normandie (surnommée « problem division »), mais après plusieurs changements de chefs, elle a terminé dans les « onze excellentes » sous le commandement du général Raymond Mc Lean. En étudiant le comportement des unités de combat durant la campagne d’Italie, Trevor Dupuy a remarqué que la 88e division américaine était très nettement supérieure à toutes les autres américaines pourtant identiques et comptait parmi les meilleures du théâtre toutes nations confondues. Il n’a pu expliquer cette différence que par le « facteur leader », avec l’excellence reconnue par tous, du général John Sloan (5).
Face à ce phénomène de distorsion et l’éternel retour de la loi de Pareto, surtout dans les situations extrême, il est possible d’adopter deux attitudes : maintenir à tout prix la standardisation (afin de conserver la prévisibilité et l’interchangeabilité) ou au contraire accentuer cette différenciation en espérant des résultats décisifs de l’engagement de l’élite.
En 1917, comme l’armée américaine de 1944, l’armée française a fait le choix de l’uniformité (ce qui n’a pas empêché malgré tout l’existence de fait de divisons d’élite). En face, et dans les deux cas, l’armée allemande a joué de la différenciation. Les résultats allemands ont été parfois tactiquement spectaculaires mais au bout du compte stratégiquement désastreux. Si les unités « stars », comme les bataillons d’assaut et les divisions d’attaque de 1918, les divisions de Panzers, de Panzer grenadiers ou de parachutistes de la Seconde Guerre mondiale ont suscité, et suscitent toujours, beaucoup d’attention, les unités qui les suivaient nettement plus nombreuses et de plus en plus médiocres au fur et à mesure que s’effectuait la différenciation ont suscité beaucoup moins d’intérêt.
Pourtant, une fois survenus l’échec et l’usure des divisions d’attaque allemande en 1918, cette deuxième armée allemande, dite « de position », s’est effondrée de juillet à novembre 1918. En 1944-1945, malgré parfois des échecs face aux unités d’élite allemande, en Normandie ou pendant la bataille des Ardennes, les unités américaines auront détruit bien plus d’unités allemandes que l’inverse. Trop jouer du particulier au détriment du général donne des résultats tactiques, parfois opérationnels. Les combats de Sedan en mai 1940 en sont un bon exemple mais derrière les chevauchées de Panzer, le niveau moyen de toutes les autres unités allemandes, notamment d’infanterie était supérieur à celui de leurs adversaires et c’est probablement cet élément-là qui a surtout fait la différence.
La matrice tactique
Car on l’oublie parfois mais l’efficacité d’une unité de combat n’est pas intrinsèque mais relative à un ennemi. On peut raisonner en contrat de déploiement de forces (« être capable de déployer X hommes et Y avions de combat à tant de kilomètres et pendant tant de temps ») mais au bout du compte, il s’agit d’affronter des unités de combat ennemis. Plus exactement, il s’agit de confronter des systèmes tactiques différents. Lorsque ces systèmes sont connus et évoluent lentement comme l’armée du Pacte de Varsovie par exemple, on peut prendre le temps de concevoir des modèles de forces en miroir (en gardant quand même à l’esprit que la confrontation réelle engendrera sans aucun doute des surprises). La difficulté survient lorsque, sans prévenir, l’ennemi change ou alors que l’on change soudainement d’ennemi.
En juin 1967, les brigades et bataillons israéliens écrasent en deux jours les forces égyptiennes dans le Sinaï. Six ans plus tard, au bout de deux jours de combat de la guerre du Kippour, ce sont plutôt les bataillons blindés israéliens qui ont été étrillés. Entre temps, les Egyptiens sont montés en gamme sans que l’armée israélienne ne le prenne en compte. Plus exactement, ils se sont adaptés à un adversaire particulier qu’ils ont bien étudié. Les Egyptiens ont conçu un plan d’opération cohérent avec l’objectif stratégique politique poursuivi et modelé les unités tactiques pour qu’elles s’accordent avec ce plan.
Pour opérer ce modelage, ils ont analysé la matrice des capacités (combat direct à distance, combat rapproché, appuis indirects, soutien indirect) de leurs unités face à celles de leur adversaire et reconfiguré leurs unités en conséquence de façon à réduire leurs points faibles et accentuer les points forts. Ils ont, grâce à l’aide soviétique, doté les unités anti-aériennes de moyens modernes, formé des unités d’infiltration (commandos) et durci défensivement les unités d’infanterie, en particulier en les équipant de moyens antichars, lance-roquettes et lance-missiles. A l’époque où les Américains développaient l’entrainement hyper-réaliste, les Egyptiens ont inventé l’ultra-préparation. L’opération prévue (qui impliquait 200 000 hommes, 1 600 chars et 1 900 pièces d’artillerie) a été répétée grande nature 35 fois. Chacune de ses branches particulières, jusqu’aux échelons les plus bas a été vue et revue des centaines de fois (6). La connaissance très précise, jusqu’à l’individu, de son rôle dans le plan constituait en soi un système de commandement performant.
Au bilan, comme à chaque fois que l’on fait un saut en gamme face à un adversaire immobile, le résultat a été spectaculaire. Les bataillons blindés israéliens qui se sont lancés à l’assaut immédiatement après le franchissement du canal de Suez par les Egyptiens ont tous été mis hors de combat. En quelques jours, les Egyptiens ont détruit ou gravement endommagés bien plus de chars que n’en compte actuellement l’ordre de bataille français.
Tout cela a parfaitement fonctionné jusqu’à ce que les Egyptiens décident du sortir du plan d’opération initial alors que les Israéliens avaient réfléchi à leur tour à la matrice des capacités et reconfiguré leurs propres unités en quelques jours seulement.
(à suivre)
[1] Training Superiority & Training Surprise, Report of the Defense Science Board, 2001.
[2] David E. Johnson, Hard Fighting, RAND corporation, 2014.
[3] Peter R. Mansoor, The GI Offensive in Europe, University Press of Kansas, 1999. Michael D. Doubler, Closing With the Enemy: How Gis Fought the War in Europe, 1944-1945, University Press of Kansas, 1994.
[4] Stephen P. Rosen, Winning the Next War, Cornell University Press, 1994.
[5] Trevor N. Dupuy, Understanding War: History and Theory of Combat, Nova Publications, 1987.
[6] John Lynn, De la guerre : Une histoire du combat des origines à nos jours, Tallandier, 2006. Pierre Razoux, La guerre du Kippour d'octobre 1973, Economica, 1999.
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