21 février 2018

Le complot machiavélique pour impliquer l’Arabie saoudite et le Qatar dans une guerre de « frontières de sang »

Des experts du monde entier essaient de comprendre ce qui alimente vraiment la guerre froide entre le Qatar et l’Arabie saoudite, mais la réponse est simple : les États-Unis. Comme Washington est toujours encline à le faire, elle joue magistralement du « diviser pour mieux régner » au Moyen-Orient, faisant la même chose à ses alliés des pays du Golfe qu’à ses alliés maghrébins lors des révolutions de couleur du printemps arabe. Cette fois, les acteurs en conflit s’opposant les uns aux autres, le sont au niveau des États, par opposition au scénario intra-étatique entre les gouvernements et certains de leurs citoyens.

L’objectif à long terme derrière tout cela est d’inaugurer le plan des « Frontières de sang » publié en 2006, de Ralph Peters pour un « Nouveau Moyen-Orient » dans lequel le Golfe subit une réingénierie géopolitique comme avec le « Syraq » la Turquie et les Balkans. Il est prévu de faire aussi bien. Dans l’ensemble, la fracture de la région en une myriade de mini états internationalement reconnus de facto devrait faciliter la prolongation de l’hégémonie américaine dans le vaste espace interconnecté que le défunt Brzezinski a décrit comme « les Balkans eurasiens » tout en créant simultanément des complications pour l’accès de ses rivaux russes et surtout chinois à cet espace pivot géostratégique au cœur de l’Afro-Eurasie.

C’est beaucoup à digérer tout à la fois. Décomposons donc le tout, morceau par morceau, pour que ce soit plus facile à comprendre.

« Le petit Machiavel »

Tout d’abord, la guerre froide entre le Qatar et l’Arabie saoudite a été déclenchée par le fonctionnement espiègle de ce que l’armée américaine a appelé la « petite Sparte » les Émirats arabes unis, qu’on peut qualifier aujourd’hui de « petit Machiavel ». Le compte Hotmail de l’ambassadeur des Émirats aux États-Unis a récemment été compromis et révèle que M. Yousef al-Otaiba a fait des heures supplémentaires pour détruire la réputation du Qatar aux yeux des décideurs américains influents.

Abou Dhabi est en concurrence acharnée avec Doha depuis le début du siècle, alors que les deux États du Golfe ultra-riches se font concurrence pour attirer le plus grand nombre d’investissements étrangers et devenir les destinations « à ne pas manquer » du Moyen-Orient. En outre, les deux pays sont également engagés dans une guerre par procuration en Libye, où les EAU soutiennent le gouvernement de Tobrouk du général Haftar alors que le Qatar est derrière les factions des Frères musulmans à Tripoli.

Le parrainage des Frères musulmans par Doha − qui est désigné comme une organisation terroriste par les membres du CCG, les EAU et l’Arabie saoudite, l’allié égyptien, la Syrie et la Russie incidemment − a longtemps été le fléau de la méfiance régionale au « Conseil des rois » mené par Riyad. Les tensions intra-organisationnelles ont atteint un point d’ébullition tout au long de 2014 mais ont finalement été résolues avant la fin de l’année. Pendant ce temps, Doha a promis de réduire radicalement son soutien aux Frères musulmans, mais apparemment, elle n’a jamais tenu sa promesse. Malgré tout, aucun des membres du CCG ne semblait trop s’en préoccuper jusqu’à il y a quelques semaines à peine, ce qui signifie que quelque chose d’autre a dû déclencher cette grande crise du Golfe.

Si on accepte que les fuites touchant les dirigeants des EAU sont vraies et que son ambassadeur aux États-Unis fait en effet tout ce qu’il peut pour salir le Qatar, alors il est très probable que, le mois dernier, Abu Dhabi a conçu un plan pour « tuer beaucoup d’oiseaux avec une seule pierre ». L’émirat a négocié un accord de paix de facto entre les deux principales parties de la guerre civile en Libye au début du mois de mai, ce qui a essentiellement annulé les chances du Qatar de prendre le pouvoir par procuration.

Cet accord fragile a été presque saboté peu de temps après par les troupes de « voyous » du gouvernement soutenu par l’ONU qui ont ouvert le feu sur les forces de Haftar sur une base aérienne dans le sud de la Libye en tuant 141 d’entre eux. Près d’une semaine plus tard, des terroristes libyens ont massacré 29 chrétiens coptes en Égypte et incité le Caire à prendre des mesures décisives en ordonnant des frappes aériennes contre leurs camps de l’autre côté de la frontière. Pris ensemble, et considérant que le Qatar est clairement du côté des perdants de la guerre civile libyenne de nos jours, les EAU ont peut-être trouvé commode de rejeter la faute des attaques terroristes en Libye et en Égypte sur le Qatar. Le moment n’aurait pas pu être mieux choisi.

 Trump à Riyad

Le facteur Trump

Le président américain Trump a visité Riyad à l’époque entre les deux attaques et a exhorté les 50 dirigeants musulmans à « chasser » les terroristes dans leurs rangs. Apparemment, l’Émir Qatari al-Thani avait déjà prononcé un discours qui n’a pas reçu de publicité sur le moment, où il avait dénoncé le programme anti-iranien de plus en plus évident de « l’OTAN arabe » mais il aurait été tenu secret pour éviter de détruire le mythe de l’unité des pays du Golfe.

Néanmoins, le simple fait que le dirigeant qatari ose parler de manière non agressive de l’Iran devant le président américain définitivement iranophobe tout en étant accueilli partout en Arabie Saoudite, fait de lui l’homme que « l’OTAN arabe » a décidé de blâmer pour le terrorisme wahhabite dans tout le Moyen-Orient. L’Arabie saoudite aurait probablement inventé un « prétexte » si le Qatar n’avait pas lui-même donné le bâton pour se faire battre, une semaine plus tard quand un de ses radiodiffuseurs publics a rapporté les paroles de l’Émir Thani dans ce que les Saoudiens ont dû interpréter comme leur plus grande humiliation dans l’histoire récente.

Bien que le Qatar se soit rapidement rétracté et ait prétendu avoir été victime de « piratage » l’Arabie saoudite et ses alliés n’y ont évidemment pas cru parce qu’ils avaient entendu le chef du pays faire ces mêmes déclarations sur l’Iran et « l’OTAN arabe » que le Qatar revendique maintenant comme fabriquées.

Cela a donné à Riyad la couverture publique pour aller de l’avant avec ses plans pour faire de Doha le « bad guy » de tous les problèmes du Moyen-Orient, probablement en raison des conseils murmurés par les EUA au roi Salman et à son adjoint, le ministre de la Défense et prince Mohammed Bin Salman, obsédés qu’ils sont à saper leur rival qatari à chaque fois que c’est possible.

Les EAU avaient déjà une dent contre le Qatar à cause de la situation en Libye et en l’Égypte. Il est bien connu qu’ils étaient très fâchés que le pays péninsulaire (Qatar) ait soutenu l’ancien président des Frères musulmans, Mohamed Morsi, et les Saoudiens ne pardonneront jamais à l’Émir Thani d’avoir parlé de cette façon de l’Iran tout en étant l’hôte du Royaume.

Du point de vue des EAU, toutes les bonnes pièces étaient en jeu pour que l’Arabie saoudite rassemble le GCC et tous ses alliés contre le Qatar, et Abu Dhabi – en « petit Machiavel » qu’il est – s’est assuré que Riyad passerait les ordres en faisant appel au jeune ministre saoudien de la Défense.

Mohammed Bin Salman est largement considéré comme le « cerveau » derrière la guerre désastreuse contre le Yémen qui a tellement affaibli les finances et le prestige de son royaume, et il cherche désespérément une « victoire rapide » qui pourrait aider à redorer la perception soigneusement élaborée de la communauté sunnite sur l’hégémonie saoudienne au Moyen-Orient. Il ne serait pas surprenant de découvrir que l’ambassadeur des EAU aux États-Unis ou l’un de ses alliés émiratis dans l’« État profond » ait convaincu le ministre de la Défense qu’une « campagne rapide » contre le Qatar pourrait non seulement atteindre ce but, mais aussi aider remodeler le récit historique sur le Moyen-Orient en accusant le Qatar de tous les malheurs saoudiens.

En outre, le calendrier des événements est tel que Trump, égocentrique comme il est, pouvait également en prendre crédit lui aussi, comme il était plus que désireux de le faire sur Twitter plus tôt cette semaine.

Cible : Iran


Tout compte fait, le « Petit Machiavel » a pondu un type de plan qui aurait rendu fier de lui sa référence médiévale. Les Émirats arabes unis ont réussi à prendre le leadership (et donc le blâme si quelque chose devait mal tourner) régional et confessionnel de l’Arabie saoudite en rassemblant certains des pays de « l’OTAN arabe » contre le Qatar afin de le blâmer pour les années de terrorisme wahhabite au Moyen-Orient, au porte même du Royaume, manifestement dans le but de lancer un jeu pour que le royaume transforme Thani en marionnette, ou le renverse carrément en provoquant une Révolution de couleur, une guerre hybride et/ou un coup d’État royal contre lui.

Les jours où un Qatar riche en GNL fourrait son nez dans les affaires des autres pays du CCG et devenait le pionnier d’une politique étrangère quelque peu indépendante en protégeant les Frères musulmans si détestés et en interagissant pragmatiquement avec l’Iran, ennemi juré saoudien, pouvait devenir une histoire tenant debout. Cette « victoire rapide » pourrait également détourner l’attention de la guerre désastreuse au Yémen. C’était une occasion trop tentante pour que le roi Salman et son ministre de la Défense la refusent.

Cela dit, il existe certainement des risques inhérents à la promulgation d’un embargo de facto contre le Qatar et son isolement pour des motifs biaisés, son rapprochement avec l’Iran. Il semble plus qu’évident que cela deviendra une prophétie auto-réalisatrice et conduira Doha dans les bras de Téhéran.

La République islamique a déjà offert une aide humanitaire à l’émirat péninsulaire sous la forme de vivres et a déclaré qu’elle pourrait utiliser son espace aérien pour contourner l’embargo du CCG, ce qui est clairement inacceptable pour l’Arabie saoudite.

Quelques jours plus tard, Daech a perpétré une série d’attentats terroristes sans précédent contre le Parlement iranien et le mausolée de l’ayatollah Khomeiny, que les gardiens de la Révolution islamique ont imputés à leur rival saoudien qui avait promis le mois précédent d’exporter la guerre par proxy sur le paillasson de la maison iranienne.

Évidemment, Riyad voulait empêcher un Partenariat stratégique Qatar/Iran de se former et de se regrouper potentiellement autour d’une « OPEP du gaz » mais le royaume a peut-être involontairement accéléré ce fait accompli car l’Émir Thani a gardé le pouvoir et n’a pas fait marche arrière.
 Doha, Qatar

La fausse piste russe

Tout cet épisode a été interrompu de manière intéressante par les déclarations ridicules des États-Unis selon lesquelles le piratage russe était à l’origine de la reprise de la guerre froide entre le Qatar et l’Arabie saoudite. Il est risible que l’establishment « profond » américain (l’armée, le renseignement et les bureaucraties diplomatiques permanentes) éprouve le besoin d’essayer de relier obsessionnellement tout ce qui « tourne mal » dans le monde avec la Russie, mais il pourrait y avoir quelque chose de plus cette fois-ci.

L’auteur a expliqué dans son dernier article de recherche sur « La diplomatie énergétique de la Russie au Moyen-Orient : Boom ou Fiasco ? » que la Russie a récemment – et à la surprise de tous, sauf des plus avisés – cultivé des relations très positives avec ses anciens rivaux saoudiens et qataris, avec lesquels elle est habituellement en concurrence sur leurs marchés pétroliers et gaziers respectifs, mais aussi en Syrie. Les choses pourraient toutefois changer, puisque l’auteur prévoyait que la Russie serait en mesure de servir de médiateur entre l’Arabie saoudite et le Qatar et l’Iran et l’Arabie saoudite tant qu’elle continuerait à entretenir de bonnes relations avec tous.

En fait, à propos de la première paire de rivaux, le président Poutine a même appelé l’Émir Thani plus tôt cette semaine et le président russe lui-même a été exhorté par le président turc Erdogan un jour auparavant sur ce même sujet. Clairement, la Russie était – et est toujours – sur la bonne voie pour se positionner en tant qu’arbitre neutre final dans cette affaire, vu que ce n’est pas un pays à majorité musulmane comme les médiateurs potentiels que sont la Turquie ou le Koweït. Ils n’ont pas non plus d’intérêt à prendre parti entre les deux pays exportateurs du wahhabisme.

De plus, étant donné que les Saoudiens n’ont probablement pas planifié leur attaque terroriste à Téhéran du jour au lendemain et y ont probablement mis au point une planification impliquant un certain degré de complicité américaine, les États-Unis auraient pu prévoir que la Russie serait le seul pays avoir une chance réelle d’empêcher le prochain pic de tensions sectaires entre les deux pays antagonistes et que ces tensions débouchent sur une guerre chaude.

En conséquence, les États-Unis ont tenté d’attribuer à la Russie la responsabilité de la guerre froide qatari-saoudienne – et, par extension, l’attaque terroriste préventive supportée par l’Arabie Saoudite en Iran – en donnant intelligemment au Qatar un moyen de sauver la face de ce gâchis si et seulement si l’Émir Thani mordait à l’appât et blâmait les hackers russes pour ce « malentendu ».

Le leader du Golfe semble toutefois beaucoup plus sage que ce que les Américains pensent de lui, sachant qu’il joue effectivement un jeu de dupes avec l’Arabie saoudite et qu’il sera destitué ou rendra son pays stratégiquement impuissant s’il recule et capitule face à la pression inébranlable du Royaume.

L’Arabie saoudite ne semble pas non plus trop désireuse de faire avancer cette médiocre théorie de la conspiration pour faire accuser la Russie, d’autant plus que le Qatar n’a pas fait le premier pas dans cette direction. L’un ou l’autre acteur pourrait changer de position sur cette question au fil du temps, ou ce mouvement américain désespéré pourrait bientôt disparaître et être oublié si aucun d’entre eux ne lui accorde beaucoup d’attention.

Si la trajectoire actuelle sur cette sous-tangente se poursuit, la Russie pourrait éventuellement jouer un rôle très important dans la prévention d’un conflit plus important, comme il y a près de 4 ans, lors de l’attaque chimique américaine sous faux drapeaux dans la Ghouta qui a eu pour conséquence de relancer la guerre.

L’Arabie Saoudite comme la « prochaine Syrie »

 Saudi vs Qatar. Photo: FarsNews

La Russie est bien consciente du projet des États-Unis de « balkaniser » les « Balkans eurasiens » et elle sait que cela serait désastreux pour l’émergence de l’ordre mondial multipolaire. D’une part, Moscou est incapable d’arrêter complètement certaines des forces centrifuges que Washington a déjà mises en place et refuse l’engagement militaire nécessaire pour les retarder, ce qui explique par exemple pourquoi elle encourage la « décentralisation » kurde dans le projet de Constitution écrit par la Russie pour la Syrie comme un compromis à la tentative unilatérale de « fédéralisation » promue par ce groupe pro-américain.

D’un autre côté, cependant, cela ne signifie évidemment pas que la Russie soit indifférente à ce processus de fragmentation en général. Comme cela se rapporte à la guerre froide en cours entre qatari et saoudiens et à l’utilisation par le royaume wahhabite des terroristes de Daesh contre la République islamique, Moscou croit que c’est le catalyseur externe provoqué par les États-Unis pour lancer des processus irréversibles mais potentiellement durables de dissolution des États dans cette partie du Moyen-Orient, tout comme ce qui s’est passé en Afrique du Nord et en « Syraq » ces six dernières années. En gardant à l’esprit que les deux États les plus influents du Moyen-Orient sont directement impliqués cette fois, les conséquences géopolitiques pourraient briser l’équilibre du pouvoir en Eurasie.

L’auteur explique les vulnérabilités structurelles de la Guerre hybride dans son article de l’été 2016 sur « Le plan américano-saoudien pour un retrait iranien de la Syrie » qui se concentre sur la manière dont Daech, les Baloutches, les Kurdes, les Arabes et les Azéris pourraient tous être agités aux frontières comme des outils pour miner l’État et induire des concessions désirées par ses dirigeants, de sorte que le lecteur devrait revoir cette analyse s’il n’est pas familier avec ces concepts.

Quant à l’Arabie saoudite, sa direction sectaire a provoqué de graves troubles chiites dans la province de l’Est, riche en pétrole, après avoir opéré une oppression commanditée par l’État contre ses minorités confessionnelles. Un scénario similaire se déploie lentement même s’il n’est pas encore imminent dans la partie sud-ouest du royaume, le long de la frontière yéménite dans les régions à majorité chiite qui faisaient partie de son voisin avant les accords de Taëf de 1934 qui ont mis fin à la guerre yéméno-saoudienne. Ce n’est donc pas sans raison que le groupe de libération nationale majoritaire chiite houthi cible régulièrement les positions militaires saoudiennes dans cette partie du pays. Enfin, la dernière vulnérabilité structurelle majeure en Arabie saoudite concerne les divisions royalistes autour du prince héritier et éminence grise, Mohammed Bin Salman.

Le ministre de la Défense et aspirant roi est doublement détesté par certains dans la monarchie pour les blessures financières et de réputation auto-infligées à son pays provoquées par sa décision de lancer la guerre contre le Yémen, et aussi pour sa « réforme » interne (dans un sens relatif) de la Vision 2030 qui aspire à moderniser l’économie pour en faire un secteur réel et l’éloigner de sa dépendance vis-à-vis de l’exportation de pétrole.

Si le projet qu’il porte est réalisé dans toute son étendue, alors il pourrait initier des changements socioculturels fragmentaires qui vont de manière provocatrice aller à l’encontre des enseignements wahhabites intransigeants de la classe cléricale influente du Royaume. Beaucoup d’observateurs étaient trop occupés (à juste titre) à parler des nombreuses folies de politique étrangère de l’Arabie Saoudite pour remarquer la chose qu’elle a « bien fait » de renforcer ses relations avec la Chine au niveau d’un partenariat stratégique de facto pendant la visite du roi Salman en République populaire de Chine plus tôt ce printemps.

L’auteur a écrit sur la signification de cet événement et la raison pour laquelle la Chine a signé plus de 65 milliards de dollars de contrats avec le royaume wahhabite dans son article intitulé « Pourquoi la Chine choisit-elle de s’associer avec Israël et l’Arabie Saoudite ? ». L’idée se résume au fait que « La Chine chasse les marchés au Moyen-Orient ».

Ce que cet article, cité par l’auteur, signifie, c’est que la vision globale de la Nouvelle Route de la Soie de la Chine prévoit que le CCG jouera un rôle central dans le paradigme de Pékin en construisant des usines et des chemins de fer dans la région. En échange, les Royaumes investiront une partie de leur matelas financier en République populaire de Chine pour un résultat final gagnant-gagnant. En fait, le jumelage réussi de Vision 2030 de Mohammed Bin Salman avec l’OBOR en Chine pourrait conduire à modérer la politique étrangère régionale sectaire de l’Arabie saoudite si l’influence des clercs s’en trouve diluée, ce qui pourrait sérieusement augmenter les perspectives de voir émerger un Moyen-Orient multipolaire.

L’auteur a écrit à ce sujet et a même cartographié les nombreux corridors de la Route de la Soie qui pourraient découler de cette nouvelle dynamique régionale dans son article intitulé « L’Eurasianisme : à quoi ressemblerait un meilleur Moyen-Orient » publié l’automne dernier. Pour que le lecteur puisse avoir une idée claire de la raison pour laquelle la Russie s’oppose si fortement au plan des « Frontières de Sang » des États-Unis dans le « Grand Moyen-Orient » et estime que même ces monarchies du Golfe si turbulentes méritent d’être sauvées, il faut garder en tête la « vue d’ensemble » et la promotion de la multipolarité sur tout le supercontinent.

Tout cela pourrait toutefois être compromis si le Qatar et l’Arabie saoudite, l’Iran et l’Arabie Saoudite entrent dans une lutte existentielle par procuration à l’intérieur des frontières de leur rival et font du Royaume wahhabite – entre autres – la « prochaine Syrie ».

Réflexions finales

Les États-Unis ont l’intention de déstabiliser l’Afro-Eurasie afin de contrôler plus facilement l’hémisphère oriental par procuration, d’où l’utilisation combinée de la guerre hybride et de leur stratégie régionale de « diriger dans l’ombre » des laquais locaux pour y arriver.

Bien que toutes les parties impliquées dans l’actuelle crise du Golfe puissent connaître des bénéfices intéressants avec le multilatéralisme − si elles peuvent se contenir assez longtemps pour récolter des dividendes tangibles des projets OBOR chinois − la réalité est malheureusement que les dynamiques régionales et l’histoire de la méfiance entre plusieurs de ces parties permettent aux États-Unis de toutes les manipuler plus facilement dans un conflit asymétrique hobbesien, les unes contre les autres.

Les EAU, également connus sous le nom de « Petit Machiavel » jouent un rôle clé en attisant les flammes du conflit par leur intrigue magistrale car ils envisagent de recevoir la bénédiction des États-Unis pour devenir la force de consolidation post-fragmentation dans cette partie des Balkans eurasiens en raison de sa nature unique en étant une collection d’émirats séparés. Du point de vue américain, les EAU pourraient devenir un centre de gravité après le redécoupage du Moyen-Orient selon les « Frontières de sang » (probablement ajustées par rapport aux frontières que Ralph Peters avait à l’esprit il y a 11 ans en raison du changement de circonstances dans certaines régions). Ils pourraient exercer une influence centripète en amalgamant certains des émirats post-saoudiens laissés à la suite de l’effondrement du Royaume. Dans cet esprit, les plans des Émirats arabes unis semblent particulièrement cyniques, car ils consistent essentiellement à faire tomber les Saoudiens afin de les remplacer dans leur rôle régional lorsque la poussière retombera.

Cependant, la Russie et la Chine sont bien conscientes de ce qui se passe, car elles se sont réveillées il y a quelques années sous les assauts coordonnés des États-Unis contre chacune d’elles en Ukraine et en mer de Chine méridionale en réalisant que leur principal adversaire géopolitique dans cette guerre hybride essayait de saboter leurs projets de connectivité concurrentiels au XXIe siècle dans une tentative désespérée de prolonger indéfiniment le « moment unipolaire » qui s’estompe.

Pour cette raison, les deux grandes puissances eurasiatiques sont particulièrement préoccupées par les derniers efforts des États-Unis pour manipuler les États du Golfe et l’Iran dans un cycle de déstabilisations qui s’auto-perpétuent pour faire de ce plan des « Frontières de Sang » une réalité. Malheureusement, l’Arabie saoudite est beaucoup trop crédule et facilement poussée dans la direction des grands intérêts stratégiques des États-Unis. Il est donc incertain pour le moment, de savoir si le scénario indiqué peut encore être évité.

Néanmoins, les États-Unis pensent certainement que la Russie a de bonnes chances de stopper leurs plans. C’est pourquoi les USA ont essayé de détruire ses acquis récents dans le Golfe en l’accusant de « pirater » le Qatar et de provoquer toute cette crise. Le fait que ni Doha ni Riyad n’aient mordu à l’appât, ou du moins pas encore, laisse espérer que Moscou pourrait utiliser ses relations positives avec les deux pays et un statut neutre entre eux pour négocier une solution pacifique à la première phase de ce conflit. Puis éventuellement, elle pourrait étendre ses gains pour atténuer les tensions aggravées entre l’Arabie saoudite et l’Iran.

C’est certes une tâche ambitieuse, qui n’a absolument aucune garantie d’atteindre un succès symbolique même le plus modeste, mais c’est encore la responsabilité géopolitique de la Russie et, dans une certaine mesure, de la Chine, l’un des deux moteurs de l’intégration eurasienne, d’au moins faire leurs meilleurs efforts en coulisse pour l’émergence de l’ordre mondial multipolaire avant qu’il ne soit trop tard.

Andrew Korybko

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