13 février 2018

Blackout : Les bombes au graphite


Description des munitions et de l’impact sur la santé et l’environnement

L'armée américaine développe depuis plusieurs années des munitions destinées à paralyser les équipements électriques sans les détruire définitivement. En explosant à proximité du sol, ces munitions libèrent des milliers de fibres de carbones microscopiques qui s'infiltrent dans tous les systèmes électriques - centrales électriques, transformateurs et postes haute tension ou systèmes de télécommunications - afin d'y créer de gigantesques courts-circuits.

Ces armes ont été utilisées pour la première fois pendant l'opération Desert Storm contre l'Irak en 1991 au moyen de missiles de croisières Tomahawk "Kit2" lancés depuis la mer et remplis de sous-munitions contenant des petites bobines de fibres de carbones. Selon les sources américaines, 85% des capacités irakiennes de production d'électricité ont été mises hors service. Les Etats-Unis ont, depuis, perfectionné cette technique, notamment en recourant à des munitions de type Wind Corrected Munitions Dispensers (WCMD) qui peuvent être larguées avec une très grande précision depuis une altitude d'environ 12.000 mètres.

Les munitions au graphite utilisées par l'U.S. Air Force (et peut-être également par les Britanniques) en Yougoslavie, une première fois dans la nuit du dimanche 2 au lundi 3 mai 1999 et ensuite le vendredi 7 mai 1999, sont vraisemblablement une version améliorée de ces dispositifs.

Peu d'informations ont filtré sur les caractéristiques des munitions utilisées, mais selon la Federation of American Scientists (FAS), le dispositif était composé de sous-munitions du type BLU-114/B (fig. 1) contenues dans des enveloppes SUU-66/B Tactical Munition Dispenser (fig. 2) larguées par des chasseurs furtifs F-117A Nighthawk avec une précision de l'ordre de 100 mètres. Selon la FAS, photos à l'appui [http://www.fas.org/man/dod-101/sys/dumb/blu-114.htm], la BLU-114/B est une sous-munition qui explose au-dessus de sa cible et disperse une très grande quantité de petites fibre de carbones (de la taille d'un cheveu) vraisemblablement enrobées de graphite (très bon conducteur d'électricité) pour accroître l'effet de court-circuit.

Figure 1. Sous-munition BLU-114/B

 
Source : FAS

Figure 2. Dispersion des BLU-114/B contenues dans le SUU-66/B Tactical Munition Dispenser

 
Source : FAS et New York Times du 4 mai 1999

Les frappes visaient la centrale électrique de Obrenovac au sud-ouest de Belgrade ainsi que sur des transformateurs haute tension situés à Nis, Kostalac, Bajina, Basta, Drmno et Novi Sad. Citée par l'agence officelle yougoslave Tanjung, la société de distribution d'électricité EPS a reconnu que la majeure partie de la Serbie a été privée d'électricité; 70% du territoire serbe selon le porte-parole de l'OTAN Jamie Shea. Seule la province du Kosovo et quelques régions à l'extrême sud-est de la Serbie ont été épargnées (Il a suffi de 24 heures pour remettre en fonction le réseau électrique Serbe).
Ces munitions ne détruisent pas définitivement les installations. Elles provoquent des surtension, des courts-circuits et des encrassements en dispersant un nuage de particules très conductrices qui ont la propriété d'être attirées par la charge électromagnétique des installations électriques. Un nettoyage soigneux et quelques réparations mineures - fusibles et disjoncteurs - suffisent à les remettre en état. Ces méthodes relèvent donc principalement de la pression psychologique, en démontrant, selon Jamie Shea, la capacité de l'OTAN à éteindre le système électrique au moment où elle le veut, sans détruire l'infrastructure de base qui permet aux civils d'être approvisionnés en électricité.

On peut néanmoins s'interroger sur les conséquences sanitaires de l'inhalation ou de l'ingestion de ces fibres ou particules de graphite pulvérulent par les populations situées à proximité des installations. Cependant, prétextant que ce type d'armement est encore "highly classified", le Pentagone refuse de donner les informations indispensables pour l'évaluation d'une éventuelle toxicité. En outre, bien que le peu de documentation disponible indique clairement qu'il s'agit de pelotes de fibres de la taille d'un cheveu, des sources diplomatiques ainsi que la Délégation générale pour l'armement en France (DGA) ont parlé dès le 3 mai d'une bombe pulvérisant un nuage de poussières avec des composants à base de graphite qui s'infiltre dans tous les appareillage électriques, jusqu'aux aspirateurs [AFP, 3 mai 1999]. Ces informations paraissent moins crédibles que celles de la FAS, il est néanmoins vraisemblable qu'en se consumant au moment du court-circuit, les fibres laissent d'importants résidus de graphites en aérosol.

Selon qu'il s'agit de fibres de la taille d'un cheveu ou de particules microscopiques en suspension dans l’air, il est évident que les modes de transport dans l'environnement et les risques d'inhalation/ingestion sont à évaluer différemment. Nous examinerons donc les deux possibilités.

Cas des fibres de carbone et de graphite

Les fibres de carbones et de graphite sont, dans certaines applications, un substitut à l'amiante. L'Institut de l'Amiante à Montréal, un organisme associant industriels, syndicats et pouvoirs publics pour la promotion de l'utilisation sécuritaire de l'amiante, a cependant mis en évidence les risques propres aux matériaux de substitution à l'amiante, et notamment ceux liés aux fibres de carbones et de graphites qui peuvent être la cause d'une détérioration de la fonction pulmonaire chez les travailleurs (ILO, Safety in use of mineral and synthetic fibres, 1989, p. 40).

Par ailleurs, en 1993, l'Organisation mondiale de la santé (OMS) indiquait que toutes les fibres respirables et biopersistantes doivent être testées pour vérifier leur toxicité et leur cancérogénécité (Environmental Health Criteria 151). Le programme international sur la sécurité des substances chimiques (PISC) mis en place par l'OMS recommande en outre que l'exposition à toute fibre respirable et durable soit contrôlée de la même façon que l'amiante jusqu'à ce que les données prouvent que des contrôles moindres seraient suffisants.

L'armée américaine reconnaît implicitement l'existence d'un risque lié à l'utilisation intensive de fibres sur les terrains d'exercices. Selon la Rural Alliance for Military Accountability (RAMA), une association de riverains des terrains d'exercices préoccupé par l'impact environnemental des activités militaires, l'armée américaine reconnaissait, en 1992 déjà, que les fibres de verre et de carbones, et probablement les fibres de fer, déposées sur les sols sont susceptibles d'être remise en suspension par les vents. Cependant, même immobilisées sur la surface du sol, les forces physiques dues au trafic des personnes et des véhicules peuvent les remettre en suspension. Donc, il y a un risque persistant d'inhalation des fibres et des efforts d'atténuation seront probablement nécessaires pour les zones contenant un concentration élevée de fibres. Une enquête réalisée en 1994 par la Nellis Air Force Base rapporte que plus de 30 trillions (1018) de fibres (essentiellement des fibres de verre et d'aluminium) ont été relâchées sur les terrains d'exercices de l'Etat du Nevada au cours des 20 dernières années, tandis que l'étude d'incidence relative à la poursuite des entraînements dans l'Etat de l'Idaho prévoit une utilisation des fibres en hausse de 55% dans les années à venir. (RAMA Comments Draft Environmental Impact Statement for Enhanced Training in Idaho, août 1997)

Cas du graphite sous forme de poussières respirables

La poussière de graphite est une forme cristalline du carbone. Le graphite naturel provient de la transformation du charbon et contient généralement beaucoup d'impuretés minérales. Le graphite synthétique est fabriqué à partir d'un mélange de charbon, de coke, ou d'anthracite et d'un liant (générallement du goudron) et est chimiquement inerte.

La documentation de l'American Conference of Governmental Industrial Hygienist (ACGIH) contient plusieurs rapports indiquant une similarité entre les formes de pneumoconioses constatées chez les mineurs et chez les travailleurs exposés aux poussières de graphite naturel ou de synthèse. En Europe également, des risques de graphitoses et autres pneumoconioses sont mentionnés parmi les maladies professionnelles susceptibles d'affecter les travailleurs manipulant le graphite.

L'armée américaine utilise couramment de grandes quantités de graphite dans les systèmes M56 et M58 générateurs d'écran de fumée. Cette utilisation du graphite sous forme d'aérosol (les particules sont inférieures à 10 microns) assurent en effet une bonne protection optique dans le domaine de l'infrarouge. Une étude d'incidence réalisée en décembre 1998 en vue de l'entraînement avec ce type de matériel à Fort McClellan en Alabama donne d'utiles précisions sur les effets pour la santé et l'environnement. Pour autant que cette forme de graphite soit comparable à celle utilisée en Serbie, il est intéressant de noter que cette étude estime que l'on ne s'attend pas à des impacts néfastes sur la santé humaine du fait de la respiration et de l'exposition de la peau aussi longtemps que les soldats utilisent des équipements de protection tels que des respirateurs.

Aux Etats-Unis, la valeur limite tolérable pondérée (TLV-TWA) établie par le National Institute for Occupational Safety and Health (NIOSH) est de 2 mg/m3 (pour les poussières de graphite contenant moins de 1% de silice et pas d'amiante). Dans les cas de surexposition aux poussières respirables de graphites, l'ACGIH relèvent des cas d'irritation des yeux et de la peau, des troubles gastriques, et certaines formes de pneumoconioses.

Conclusion

Dans la mesure ou nous ne disposons que de très peu d'informations sur les propriétés physiques et chimiques des fibres ou particules de carbone ou de graphite utilisées par l'OTAN pour perturber des installations électriques serbes, et que nous n'avons aucune indication sur la quantité de substances relâchées, il est impossible de quantifier les risques auxquels ces frappes exposent éventuellement les populations vivant à proximité des installations bombardées.

Plusieurs études d'incidence effectuées par les forces armées américaines reconnaissent que ces fibres et particules sont des polluants persistants aisément remis en suspension et transportables par les vents ou d'autres forces physiques (véhicules, marcheurs, etc.). Ces études mentionnent généralement que ces produits ne présentent aucun risque pour la santé, pour autant que les militaires revêtent un équipement de protection adéquat.

Il est bien évident que les populations serbes vivant à proximité ou travaillant sur les sites visés ne bénéficient d'aucune protection contre l'inhalation, l'ingestion ou le contact de ces matières. D'autre part, compte tenu de l'importance des sites attaqués et de l'efficacité confirmée des frappes, il est certain que les concentrations maximales établies selon les normes occidentales de sécurité ont été largement dépassées dans les zones d'impact.

Par conséquent, en fonction de l'intensité et de la fréquence de ce type de bombardement, et sous réserve d’un complément d’information sur la nature exacte des produits utilisés, on peut craindre pour ces populations une propension plus élevée à manifester les symptômes mis en évidence par les études toxicologiques actuellement disponibles pour les fibres de carbones et de graphites ou pour les poussières sèches de graphite: irritation de la peau et des yeux, troubles gastriques, certaines formes de pneumoconioses dans les cas d'exposition chronique, mais apparemment aucun risque carcinogène selon les informations recueillies actuellement.

Plusieurs organisations (OMS, CE, ILO) reconnaissent cependant d'importantes lacunes dans les évaluations sanitaires pour ces substances et invitent à la prudence, notamment pour les fibres respirables qui devraient être traitées comme l'amiante aussi longtemps que leur innocuité n'est pas démontrée.

Comme dans la controverse sur l'utilisation des munitions à uranium appauvri, nous sommes une fois de plus confrontés au conflit entre le principe de précaution qui devrait prévaloir à l'égard des populations civiles, et celui de la nécessité militaire au nom duquel la fin justifie souvent les moyens.

Luc Mampaey, Attaché de recherche 

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