24 août 2017

Irlande : Les lieux de mémoire de la grande famine


Si la Grande Famine a laissé une forte empreinte dans la mémoire collective des Irlandais, son souvenir n’était guère évoqué dans le paysage avant les années quatre-vingt-dix, y compris dans les régions où de nombreux témoignages de ce drame sont encore visibles aujourd’hui. Ce sont notamment les petits murets de pierres édifiés dans les campagnes de l’Ouest entre 1845 et 1850 par des indigents affamés pour huit pence par jour, de nombreux cimetières abandonnés où avaient été enterrées à la hâte des milliers de victimes, les ruines de plusieurs workhouses, les travaux publics inachevés comme cette route qui ne mène nulle part, à Mullaghmore dans le Burren, etc. Ces lieux de mémoire de la Grande Famine étaient rarement signalés, même par de simples panneaux d’information. L’un des plus vieux monuments commémorant les victimes de la Grande Famine semble être une modeste croix érigée en 1887 dans un cimetière proche de Skibbereen, Abbeystrewery (comté de Cork), où furent inhumées 9 000 victimes de ce drame.

Le gouvernement britannique ne souhaitant sans doute pas que l’on évoque ce triste événement dans lequel il avait une large part de responsabilité, ce n’est pas en Irlande, mais en Amérique, et notamment au Québec, que l’on trouve les premiers monuments commémoratifs importants concernant la Grande Famine. C’est ainsi que fut érigée dès 1900 à Cap-des-Rosiers une stèle rappelant la mort en 1847 de 139 immigrants irlandais fuyant la famine, lors du naufrage du Carrick’s of Whitehaven à l’entrée du golfe du Saint-Laurent. Neuf ans plus tard, en 1909, l’ancien Ordre des Hiberniens dressa une immense croix celtique à l’entrée de Grosse-Île en souvenir des 5424 immigrants irlandais décédés en 1847 dans cette station de quarantaine.

En Irlande même, il faut attendre 1931 pour qu’un lieu de mémoire de la Grande Famine soit mis en évidence avec l’inauguration de la Healy Pass, une route franchissant les Caha Mountains dans la péninsule de Beara : entreprise en 1847, la construction de cette route avait été abandonnée l’année suivante pour cause de forte mortalité des ouvriers, payés seulement 2 pence pour 12 heures de travail quotidien. Repris en 1928 à l’initiative du premier gouverneur général de l’État libre, Tim Healy, les travaux furent achevés en 1931. Depuis cette date, une plaque commémorative (récemment rénovée) rappelle brièvement l’origine de cette route.

Jusque dans les années quatre-vingt-dix, l’évocation de la Grande Famine dans le paysage irlandais se limitait à quelques discrètes plaques commémoratives ou à de petits monuments dans des lieux particulièrement touchés par le fléau comme à Dungarvan (comté de Waterford), par une croix érigée lors de l’année sainte 1950-1951(1), ou sur la rive de Doolough (le Lac Noir), dans le comté de Mayo (fig. 1) : dans cet endroit désolé, une stèle mentionne la mort en 1849 de 400 villageois qui, ayant quitté leur village à la suite d’une fausse rumeur de ravitaillement, périrent d’inanition sur le chemin du retour. Le seul monument commémoratif important concernant la Grande Famine avant le cent cinquantième anniversaire de cet événement fut érigé dans les années soixante-dix derrière la statue de Wolfe Tone, à l’intérieur de St Stephen’s Green à Dublin (fig. 2).

C’est en 1984 que AFrI (Action from Ireland) initie son Great Famine Project.

Dès le milieu des années quatre-vingt, l’Irlande n’échappe pas à ce que Pierre Nora a appelé la « fièvre commémorative » qui touche la plupart des pays : pour des raisons diverses (pédagogiques, politiques, identitaires, etc.), on n’en finit plus alors de commémorer. Aussi le gouvernement irlandais et de nombreux comités ou organismes2 préparent-ils activement la célébration du cent cinquantième anniversaire de la Grande Famine, prenant comme référence soit l’année 1845 (début de la crise), soit 1847 (« l’année noire », la plus dramatique et la plus meurtrière). On « redécouvre » alors les vieux cimetières et les fosses communes où avaient été enterrées des centaines, voire des milliers de victimes. Laissés à l’abandon, ces lieux de sépultures avaient pour la plupart été envahis par la végétation et souvent seuls quelques érudits locaux connaissaient encore leur existence. Défrichés, nettoyés, ils commencent à être signalés par des panneaux indicateurs ou de petites stèles comme à Kells (comté de Meath) dès octobre 1993(3), ou à Mullingar (comté de Westmeath)4 en 1994 (fig. 3). C’est cette année-là qu’est inauguré à Strokestown, dans le comté de Roscommon, l’Irish National Famine Museum, un grand musée consacré uniquement à la Grande Famine, le premier du genre, les autres musées ne réservant jusqu’alors qu’une ou plusieurs salles à cet événement dans leur présentation de l’histoire générale de l’Irlande.

En 1995, première année de la commémoration du cent cinquantième anniversaire de la Grande Famine, le rappel de l’hécatombe humaine des années 1845-1850 est désormais bien visible dans le paysage irlandais : simples plaques commémoratives comme à Feakle (comté de Clare) ; restauration de lieux de sépultures abandonnés comme à Kinsale (comté de Cork), Tipperary, Donegal, Dungarvan (où une nouvelle stèle et une statue viennent compléter le vieux monument du début des années cinquante) ; restauration d’une workhouse de 1845 à Dunfanaghy (comté de Donegal), inaugurée par Mary Robinson en juillet 1995 ; érection de monuments commémoratifs comme à Ennistymon, où un ensemble sculptural, financé par le comté de Clare et l’ancien Ordre des Hiberniens d’Amérique et d’Irlande, est inauguré en août 1995(5) (fig. 4), etc.

L’année 1997 est le second temps fort du cent cinquantième anniversaire. On y inaugure de nouveaux mémoriaux comme à Tuamgraney (comté de Clare) dans un ancien cimetière de la Famine (fig. 5), et de grands monuments commémoratifs comme ceux de Sligo : un ensemble sculptural dans le centre ville et un arbre en bronze, œuvre du sculpteur Fred Conlon, dans un ancien cimetière abandonné à la périphérie de la ville (fig. 6). C’est aussi cette année-là que sont inaugurés par Mary Robinson les deux plus importants monuments consacrés à la Grande Famine : le 29 mai, sept statues en bronze, œuvres de Rowan Gillespie, sont érigées sur un quai le long de la Liffey dans le quartier des affaires de Dublin (voir illustration de couverture) ; le 20 juillet, le National Famine Memorial à Murrisk – une imposante sculpture d’un coffin ship composée de squelettes et de corps décharnés, œuvre de Sean O’Beachain (fig. 7) – est édifié au point de départ du célèbre pèlerinage de Croagh Patrick, dans le comté de Mayo.

Comme pour clore le cent cinquantième anniversaire du drame de 1845-1850, c’est en juillet 2000 que la ministre des Arts, Sile De Valera, vint inaugurer un nouveau musée consacré à la Grande Famine dans un des lieux ayant été particulièrement éprouvé par le fléau : Skibbereen, dans le comté de Cork. Dans le même temps a été remarquablement restauré à quelques kilomètres du musée, à Abbeystrewery, l’un des plus grands cimetières où reposent 8 000 à 10 000 victimes de la famine, non identifiées (fig. 8).

Comme les grands monuments commémoratifs, les musées de Strokestown et de Skibbereen, fort bien faits, ont un objectif indéniablement pédagogique. Mais avec l’afflux grandissant de touristes en Irlande, on ne peut s’empêcher d’y voir également un but mercantile. Le dépliant touristique concernant l’Irish National Famine Museum présente en premier Strokestown Park House, une belle demeure du xviiie siècle entourée de jardins, puis en second lieu le musée de la Famine avant de recommander chaudement de finir la visite… au restaurant aménagé dans une des dépendances du château. Dans l’Heritage Center de Skibbereen, le musée de la Grande Famine est associé à une exposition permanente sur la première réserve naturelle marine d’Irlande, Lough Hyne, qui n’a rien à voir avec le drame de 1845-1850. À Dunfanaghy, dans la workhouse de 1847, rebâtie en 1994 et inaugurée l’année suivante par Mary Robinson, on ne montre que très peu de documents, présentés dans une simple vitrine ; mais un montage audiovisuel avec reconstitutions d’intérieurs de chaumières retrace la vie d’une paysanne de cette région à l’époque de la Grande Famine, la visite pouvant également se terminer dans un coffee shop.

La Grande Famine devenant rentable au plan commercial, on risque de voir se multiplier dans les années à venir de soi-disant « mini-musées » utilisant ce label uniquement pour attirer les touristes. Ainsi s’est récemment ouvert à Slea Head, dans le Dingle, un « Famine Cottage », associé à un « Animal Park » (!), une pauvre reconstitution d’une chaumière du xixe siècle à l’intérieur de laquelle on a placé deux mannequins en haillons. Toujours dans le Dingle, un ancien pavillon de chasse du xviiie siècle transformé en hôtel-restaurant, Ballintaggart House, indique que ce lieu avait servi de cuisine distribuant des soupes populaires en 1845-1847 : les convives peuvent même admirer aujourd’hui le chaudron géant où l’on faisait cuire alors un mélange de maïs, de riz et d’avoine produisant une bouillie compacte, avant de passer eux-mêmes à table pour de plus somptueux repas…

Il est significatif qu’il n’y a jamais eu de mural loyaliste sur la Grande Famine.

En Irlande du Nord, la commémoration du cent cinquantième anniversaire de la Grande Famine a pris d’emblée un aspect politique et identitaire dans la mesure où le rappel de ce drame ne s’est manifesté dans le paysage que par la confection de murals dans les quartiers républicains de Belfast6. C’est à la fin de l’été 1994, juste après la trêve décrétée par l’IRA, que les responsables de Féile an Phobail, le Festival populaire de Belfast-ouest, demandèrent aux artistes militants républicains de confectionner une série de murals sur ce thème. Jusqu’alors, les sujets des murals républicains étaient essentiellement belliqueux, et les premières fresques culturelles apparues en 1994 n’avaient pas encore évoqué le drame de 1845-1850(7). Pour les partisans de la réunification de l’île, évoquer la Grande Famine dans une ville n’ayant pas été touchée directement par le fléau répondait à un double but : souligner, d’une part, l’unité du peuple irlandais (s’identifiant aux victimes des régions dévastées) et, d’autre part, les responsabilités de « l’occupant britannique » dans la gestion de ce drame. Les artistes se mirent rapidement au travail et, dès 1995, une bonne dizaine de murals illustrant la Grande Famine fleurirent sur les pignons des maisons des quartiers républicains de Belfast.

Les différents motifs peints par les artistes républicains soulignent naturellement l’horreur de ce drame. Un grand mural à New Lodge Road, toujours visible aujourd’hui, montre des femmes et des enfants en haillons s’efforçant de trouver quelques pommes de terre non déterrées après la récolte (fig. 9). Même conçus dans un but politique et identitaire, ces murals ont une valeur pédagogique indéniable. Ainsi pour représenter la misère et l’hécatombe humaine, plusieurs artistes se sont inspirés de dessins parus dans l’Illustrated London News entre 1846 et 1852, notamment celui de « Bridget O’Donnell expulsée de sa masure avec ses deux enfants » publié le 22 décembre 1849 : on le trouve sur deux murals aujourd’hui disparus – mais reproduits dans le deuxième volume de Bill Rolston – à Falls Road et à Rosnareen Avenue8, ainsi que dans un mural d’Ardoyne Avenue, où il est associé à un autre dessin, « Un enterrement à Skibbereen », qui fut publié le 30 janvier 1847 (fig. 11). Ce mural9, intitulé « La Grande Famine » en gaélique (An Gorta Mor) et accompagné d’une phrase tirée de l’œuvre de Seamus Heaney, a été remplacé en 2003 par une autre fresque représentant une scène d’éviction et une autre l’émigration consécutive à la Grande Famine (fig. 12). Ce sujet est également évoqué sur deux murals du quartier de Falls-Beechmount – le départ d’un bateau laissant sur la rive une famille pleurant un cadavre à Crocus Street (fig. 13), un embarquement d’émigrants à Oakman Street (fig. 15) – ainsi que sur un grand mural de Donegall Road représentant Grosse Île, la station de quarantaine du Québec où périrent des milliers d’immigrants irlandais10.

D’autres murals ne se contentent pas de décrire le drame et ses conséquences. Une fresque, toujours visible dans Falls Road non loin du siège du Sinn Fein, montre une riche propriétaire utilisant son parapluie pour ne pas voir le malheur de pauvres paysannes et de leurs enfants mourant de faim, comme l’atteste le cadavre d’un bébé squelettique au premier plan (fig. 10). Plus explicite encore, le texte accompagnant le mural de Rosnareen Avenue cité plus haut : « When the potato crop failed causing the Great Hunger, people watched in despair as shiploads of food were escorted away by British troops […]. » Un mural de Falls disparu aujourd’hui11, indiquant un nombre bien précis de victimes (1 391 140), n’hésitait pas à parler d’ » Irish Holocaust » (fig. 14), terme repris par un autre mural toujours visible à Whiterock Road, reproduisant également plusieurs dessins connus de l’Illustrated London News12 ; avec des pertes estimées à plus de 1 500 000 morts, la Grande Famine y est définie par deux expressions sans équivoque : « Britain’s Genocide by Starvation » et « Ireland’s Holocaust, 1845-1847 » (fig. 16).

Dans le contexte de leur lutte pour la réunification de l’Irlande, les républicains d’Irlande du Nord n’hésitent donc pas à souligner la responsabilité de « l’occupant britannique » dans l’ampleur de la catastrophe, dénonciation que l’on ne trouve pas, du moins explicitement, dans les monuments commémoratifs de la République d’Irlande13. Et ce n’est certainement pas un hasard si un mural sur la Grande Famine à Slemish Way, dans le quartier d’Andersontown (Belfast-ouest), a été remplacé en 2001, pour le vingtième anniversaire des grèves de la faim, par une fresque représentant Kieran Doherty, élu député de la République d’Irlande en juin 1981 et décédé deux mois plus tard après soixante-treize jours de jeûne.

Bien avant que les responsabilités du gouvernement britannique dans le drame de la Grande Famine, reconnues officiellement par Tony Blair en juin 1997, ne soient dénoncées par les républicains d’Irlande du Nord, elles avaient été évoquées dans l’un des tout premiers monuments commémoratifs de cet événement, au Québec. Sur le socle de la grande croix celtique érigée à Grosse Île en 1909 par l’ancien Ordre des Hiberniens, trois textes sont rédigés : en français, en anglais et en gaélique14. Les deux premiers sont pratiquement identiques, mais le texte en gaélique est très différent, parlant sans ambages de « loi tyrannique étrangère », de « famine artificielle » et se terminant par la formule : « Que Dieu sauve l’Irlande », une injonction qui n’était pas innocente en 1909.

Notes

1 Texte gravé sur le socle de la croix : « This monument was erected by the people of Dungarvan and surrounding district during the reign of pope Pius XII to commemorate the Holy Year 1950-1951 also in memory of those who died of the famine and are buried here in this mountain cemetery A.D. 1847. »

2 C’est en 1984 que AFrI (Action from Ireland) initie son Great Famine Project.

3 Stèle érigée par AFrI qui édifiera également, en mai 1994, un second monument commémoratif près de la vieille stèle de Doo Lough Pass mentionnée plus haut.

4 Le Famine Graveyard de Mullingar a été restauré à l’occasion du cent cinquantième anniversaire de la mort d’Edmund Rice, fondateur de la congrégation enseignante des Irish Christian Brothers, décédé en 1844.

5 Près du monument, un long texte sur un panneau rappelle que « in the area of north Clare served by the Ennistymon Union Workhouse, it is estimated that as many as 20.000 persons perished of starvation and disease during the years from 1846 to 1852 ».

6 Il est significatif qu’il n’y a jamais eu de mural loyaliste sur la Grande Famine.

7 Les premiers murals historiques, apparus notamment dans le quartier d’Ardoyne, évoquaient les vieilles légendes celtiques, la musique traditionnelle, les hedge schools, les messes clandestines, les sports gaéliques, etc.

8 Bill Rolston, Drawing support 2. Murals of War and Peace, Belfast, Beyond the Pale, 1995, p. 57.

9 Jean Guiffan, Irlande du Nord. Les murs témoignent, Morlaix, Skol Vreizh, 1998, p. 81

10 Reproduction dans Bill Rolston, ibid., p. 58.

11 Jean Guiffan, Irlande du Nord, p. 80.

12 Notamment en médaillon, une femme portant dans ses bras son enfant mort à Clonalkilty (dessin publié le 13 février 1847) et, à droite, une femme et son enfant cherchant des pommes de terre à Skibbereen (dessin publié le 22 décembre 1849).

13 Rappelons que depuis juillet 1992 Londres et Dublin avaient entamé des négociations pour trouver une solution au conflit d’Irlande du Nord et qu’il aurait alors été malvenu en République d’Irlande de rappeler aux Anglais leur mauvaise gestion du drame de 1845-1850.

14 Texte français : « À la pieuse mémoire de milliers d’Irlandais qui, pour garder la foi, souffrirent la faim et l’exil et, victimes du typhus, finirent ici leur douloureux pèlerinage, consolés et fortifiés par le prêtre canadien. »
Texte anglais : « Sacred to the memory of thousands of Irish emigrants who, to preserve the faith, suffered hunger and exile in 1847-1848, and stricken with fever ended here their sorrowful pilgrimage. »
Traduction du texte en gaélique par Cecil Woodham-Smith : « Thousands of the children of the Gael were lost on this island while fleeing from foreigns tyrannical laws and an artificial famine in the years 1847-1848. God bless them. God save Ireland. »

Auteur

Jean Guiffan
Source
 
La grande famine est évaluée à 1 million de morts. Les Britanniques ont une part de responsabilité majeure dans ce funeste événement organisé. Combien faut-il de morts pour que le crime contre l'humanité soit reconnu ? 

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