03 juillet 2017

Les runes


Alain de Benoist – que nous avons interrogé à propos de l’actualité cette semaine – vient par ailleurs d’écrire un ouvrage scientifique fascinant intitulé L’écriture Runique et les origines de l’écriture. Un ouvrage paru – et c’est une première avec Alain de Benoist – aux éditions Yoran Embanner dont nous chroniquons fréquemment les ouvrages à Breizh-info.

Utilisée par les Germains à partir du Ier siècle de notre ère pour transcrire diverses langues germaniques antérieurement à l’alphabet latin, puis concurremment avec lui, l’écriture runique, attestée par plusieurs milliers d’inscriptions, reste à certains égards une énigme. Du fait de son apparition relativement tardive, les spécialistes se divisent entre ceux qui la font dériver du latin, ceux qui la rattachent à l’alphabet grec et ceux qui font appel aux alphabets nord-italiques (ou « nord-étrusques »). Mais aucune de ces solutions n’est de nature à expliquer les particularités spécifiques de l’écriture runique : l’ordre des lettres, qui diffère totalement de celui des alphabets méditerranéens, leur regroupement en trois séries immuables de huit runes (les ættir), le fait que chaque rune porte un nom qui lui est propre (le phonème initial de ce nom déterminant la valeur phonétique de la rune), etc.

En s’en tenant aux données strictement scientifiques, à l’exclusion de toutes les interprétations fantaisistes qui ont fleuri depuis deux siècles, ce livre reprend l’ensemble du dossier. Il examine les arguments en présence, aborde la question d’un usage symbolique ou « magique » des runes antérieur à leur usage comme écriture, s’interroge sur la possible homologie des ættir et des trois phases du cycle lunaire, puis dresse un bilan plus général de ce que l’on sait actuellement sur l’apparition et la diffusion de l’écriture en Europe.

Alain de Benoist, écrivain, philosophe, est l’auteur d’une centaine de livres consacrés surtout à la philosophie politique et à l’histoire des idées, mais aussi à l’histoire des religions, à l’archéologie, à la protohistoire et aux traditions populaires.

L’écriture Runique – Alain de Benoist – Yoran Embanner

Pour découvrir ce monde fascinant des runes, et pour introduire le lecteur avant l’achat d’un livre passionnant, nous avons interrogé Alain de Benoist à ce sujet.

Breizh-info.com : On vous retrouve pour la première fois chez un éditeur breton, Yoran Embanner, pourquoi ce choix ?

Alain de Benoist : Pourquoi pas un éditeur breton ? Hostile au parisianisme comme au jacobinisme, je trouve bien normal de se tourner vers un éditeur installé à Fouesnant, d’autant que mes liens avec la Bretagne sont anciens (ma mère, née à Saint-Malo, était mi-bretonne mi-normande et mes grands-parents habitaient à Rennes).

Yoran Embanner dispose d’un beau catalogue, surtout consacré à l’histoire des régions et des peuples minoritaires. Il se trouve qu’il a aussi publié d’excellents livres sur l’histoire ancienne et l’archéologie, comme Le monde des anciens Celtes de Venceslas Kruta, paru l’an dernier. Il m’a paru normal de lui proposer un essai sur l’écriture runique.

Breizh-info.com : Avec cet ouvrage sur l’écriture runique, vous remontez aux sources de la civilisation européenne. Qu’est-ce qui vous a passionné dans ce sujet ?

Alain de Benoist : Les runes exercent depuis toujours une grande fascination sur les esprits curieux. C’est aussi ce qui explique, malheureusement, qu’elles aient inspiré beaucoup de divagations aux « runomanes » qui spéculent sans la moindre rigueur sur l’« astrologie runique », la « gymnastique runique » et autres fantaisies nées de leur imagination. Ma démarche se situe, elle, sur un plan strictement scientifique. J’ai voulu reprendre à nouveaux frais le dossier, particulièrement complexe et touffu, de l’origine de cette écriture dont les plus anciens témoignages (la fibule de Meldorf) remontent au premier siècle de notre ère.

Les spécialistes se partagent aujourd’hui entre ceux qui font dériver l’écriture runique du latin, ceux qui le rattachent au grec et ceux qui allèguent l’héritage des alphabets nord-italiques (ou étrusques). Chacune de ces thèses, que j’examine dans le détail, a ses mérites et ses défauts. Mais aucune ne permet d’expliquer certains traits qui distinguent radicalement le plus ancien alphabet runique, le fuþark à 24 signes, des écritures méditerranéennes, notamment l’ordre des lettres, qui n’a rien à voir avec celui du grec ou du latin, leur regroupement en trois séries immuables de huit runes, les « huitaines (vieil-islandais ættir), et aussi le fait que chaque rune porte un nom associée à une notion dont le phonème initial détermine sa valeur phonétique. Pour expliquer ces particularités, on ne peut faire que des hypothèses.

Celle que je propose d’explorer dans mon livre est que l’usage des runes en tant que symboles (Wolfgang Krause parlait de Begriffsrunen) a précédé leur usage en tant qu’écriture, et d’autre part que les trois séries de huit runes sont liées par analogie aux trois phases de la lune comportant chacune huit nuits auxquelles s’ajoutent les cinq nuits sans lune, ce qui les rattache à la plus ancienne mesure du temps, le calendrier lunaire qui remonte au paléolithique supérieur. Dans cette hypothèse, les runes auraient d’abord été utilisées à des fins oraculaires ou divinatoires.

Breizh-info.com : Qu’est-ce qui explique la limitation de cette écriture essentiellement à la Scandinavie, alors même que les peuples qui l’ont utilisée ont parcouru une grande partie de l’Europe ?

Alain de Benoist : Sur environ 6900 inscriptions runiques connues à ce jour, l’immense majorité ont en effet été découvertes en Scandinavie : 4000 en Suède, 1600 en Norvège, 850 au Danemark. Mais on a en a aussi découvert ailleurs. La limitation de la diffusion de l’écriture runique n’a rien de surprenant : utilisée pour noter des langues germaniques, elle a presque exclusivement été employée par des Germains. On peut aussi estimer qu’elle a très tôt été concurrencée par le latin, qui bénéficiait de l’appui des autorités ecclésiastiques.

L’usage des runes ne s’en est pas moins maintenu, au moins de manière marginale, dans certains milieux paysans (Dalécarlie, Telemark, Gotland, etc.) jusqu’au XVIIe et au XVIIIe siècles.

Breizh-info.com : L’écriture runique est associée à la magie. Pourquoi ?

Alain de Benoist : La magie est pratiquée parallèlement au culte dans tout le monde indo-européen ancien. Les runes, dont le nom même (runa, rūnō) signifie « secret », ont au départ surtout été employées en référence à la magie : la majorité des plus anciennes inscriptions sont des invocations, des incantations ou des malédictions. La tradition nordique, qui présente les runes comme « provenant des dieux » (reginkunnar), en attribue la découverte à Óðinn-Wuotan, incarnation du ciel nocturne, qui est le dieu de la magie, comme Ogmios chez les Celtes (Hávamál, 138-145).

Tous les spécialistes sont d’accord là-dessus. Là où ils diffèrent, c’est sur la question de savoir si les runes elles-mêmes avaient ou non un caractère magique à l’origine. Des textes anciens, comme les directives que la Walkyrie Sigrdrífa donne à Sigurdr dans les Sigrdrífumál, incitent à répondre par l’affirmative.

Breizh-info.com : Quel apport à notre civilisation représente encore aujourd’hui cette écriture ?

Alain de Benoist : Bien que les plus anciennes traditions soient toujours des traditions orales, toute écriture n’en représente pas moins un apport à la civilisation. L’écriture runique montre que, dans ce domaine, les écritures méditerranéennes ne sont pas les seules auxquelles on peut se référer. Reste à élucider le problème des origines de l’écriture en Europe, sujet dont je traite aussi dans mon livre mais qui n’a pas encore reçu de réponse définitive.

Propos recueillis par Yann Vallerie

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