02 juillet 2017

1977-2017 : comment notre morale sexuelle a basculé sur la pédophilie


C’était il y a quarante ans : dans un texte rédigé par l’écrivain Gabriel Matzneff et publié par Le Monde, l’intelligentsia française demandait la relaxe de trois hommes poursuivis pour des rapports sexuels avec des filles et des garçons de 13 et 14 ans.

La liste des signataires ressemblait au Bottin mondain : Jean-Paul Sartre, ­Simone de Beauvoir, Gilles Deleuze, Roland Barthes, Patrice Chéreau, Félix Guattari, Michel Leiris, Philippe Sollers, André Glucksmann, Jack Lang, Bernard Kouchner et Louis Aragon…

Aux trois hommes ­évoqués dans le texte, qui s’apprêtaient à comparaître devant leurs juges, personne ne pardonnerait aujourd’hui. La pédophilie est en effet considérée désormais comme un des pires crimes que l’on puisse imaginer.

1977-2017 : comment notre morale sexuelle a-t-elle pu opérer un tel virage ? Selon le sociologue Pierre Verdrager, auteur de L’Enfant interdit. Comment la ­pédophilie est devenue scandaleuse (Armand Colin, 2013), il faut, pour comprendre cette « sidération rétrospective », se replonger dans les années post-1968.

Dans la guerre des idées, les pédophiles ont alors à leurs côtés les droites extrêmes, qui érotisent les rapports asymétriques – perçus comme délicieusement aristocratiques –, mais aussi une gauche qui estime qu’il faut libérer l’enfant du goulag familial : face au pater familias qui fétichise sa progéniture et l’inhibe, le pédophile se pose en sauveur héroïque de l’enfance. Autre atout-clé des pédophiles : Sigmund Freud. Si la sexualité existe dès la naissance, affirment-ils, la majorité sexuelle est une notion idiote. Mieux encore : si l’œdipe existe, alors, le premier objet de fixation sexuelle d’un enfant est un adulte.

A tous ces titres, la pédophilie semble alors, pour les pétitionnaires, s’inscrire dans un processus « naturel » de libération des corps. On autorise la contraception et l’avortement, on émancipe les femmes et les homosexuels… Pourquoi pas les enfants ?

En 1977, être favorable à l’abrogation de la majorité sexuelle est de bon goût. Ultime argument-choc : la victimisation – non pas celle des enfants, mais celle des adultes : les pédophiles, qui évoquent la chasse aux sorcières menée contre eux, se comparent aux juifs pendant la seconde guerre mondiale – un point Godwin qui marque les esprits.

La souffrance de l’enfant ? Pour les pétitionnaires, elle est, au mieux, due au processus policier, au pire, niée. Les enfants sont présentés comme des êtres manipulateurs, des tentateurs aux motivations parfois vénales, voire comme les initiateurs de la relation. Leur innocence apparaît comme un mythe, un fantasme bon pour les masses. Enfin, on les estime armés pour se défendre – on « oublie » alors l’obligation de loyauté envers sa famille ou la peur de ­dénoncer des proches. Michel Foucault lance à l’époque une phrase aujourd’hui impensable : « On peut faire confiance à l’enfant pour dire si oui ou non il a subi une violence. »

Dans le contexte des années 1970, la pédophilie est donc quasi « invisible » : le mot n’apparaît d’ailleurs qu’en 1980, sur la couverture d’un livre – Le Pédophile et la maman. L’amour des enfants (Stock), de Leïla Sebbar.
Peu à peu, cependant, le regard s’aiguise. Notamment celui porté sur les enfants. D’une part, on commence à admettre que la conception de la sexualité n’est pas la même avant et après la puberté. « Avant cette étape, on a une certaine forme de sensualité ; après, on a une sexualité différente, avec d’autres attentes, précisait au Monde, en 2013, le psychiatre Roland Coutanceau, codirecteur de l’ouvrage Victimes et auteurs de violence sexuelle (Dunod, 2016). La révolution de la puberté transforme le désir. C’est pour cela que l’homme postpubertaire n’est pas fondé à ­demander un jeu sexuel avec un prépubertaire : leurs sensualités sont incompatibles. »(…)

Pour la présidente de l’association Mémoire traumatique et victimologie, auteure de Violences sexuelles. Les 40 questions-réponses incontournables (Dunod, 2015), le sujet impubère doit donc être ­« absolument protégé d’actes qui portent atteinte à son intégrité physique et psychique, à son développement affectif, et entraînent de graves atteintes psychotraumatiques avec un impact lourd sur sa santé à long terme (risque de décès précoce, de dépression, de suicide, de conduite addictive, de subir d’autres violences ou d’en commettre à son tour) ».

Selon le magistrat Denis Salas, président de l’Association française pour l’histoire de la justice, le ­« déclic » se produit à la fin des années 1980, avec les témoignages de victimes d’abus sexuel et d’inceste.

« Le Viol du silence [Aubier], livre d’Eva Thomas ­publié en 1986, a créé les conditions d’un débat ­public », analyse-t-il.

En 1990, un échange tendu, dans l’émission de Bernard Pivot, oppose Gabriel Matzneff et la romancière canadienne Denise Bombardier. Le premier vient de publier Mes amours ­décomposés (Gallimard), journal intime dans lequel il évoque notamment ses relations avec de très jeunes adolescentes. La seconde, choquée, compare l’écrivain à ces « messieurs qui attirent des enfants avec des bonbons ». « Les témoignages des victimes d’inceste ont fait émerger une nouvelle sensibilité ­collective. Un abaissement du seuil de la résignation est apparu », résume Denis Salas.(…)

Entre pubertés précoces, cosmétiques pour fillettes et célébration des corps fragiles, la vigilance reste de mise. Et si cette pédophilie que nous ne voulons plus voir s’affichait aujourd’hui, sous une tout autre forme, sur nos écrans et nos ­affiches ? Nous n’en sommes peut-être pas à la fin de cette histoire-là.

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