14 juin 2017

Modèle pour survivre au capitalisme du désastre : le kibboutz


La première communauté établie en Palestine a vu le jour il y a plus de cent ans, en 1909. Après avoir incarné l’utopie collectiviste rurale, la plupart des kibboutz ont pris le chemin de la privatisation et de l’industrie. Alors à quoi ressemble maintenant la vie dans ces institutions ? L’explosion démographique et le capitalisme n’ont pas réussi à entamer leurs valeurs socialisantes. Au contraire, ils figurent une nouvelle alternative à la crise.

A l’extérieur des maisons pimpantes de Degania règne un silence pesant. L’ambiance d’un village endormi : l’épicerie a fermé, le café a fermé, puis tous les services jadis proposés gratuitement aux habitants ont été privatisés : santé, scolarité, repas. Avalée par un système économique libéral, rongée par les tentations individualistes, Degania, la « mère des kibboutzim » (pluriel de kibboutz) est devenue une vieille dame un peu sèche, aux ruelles cimentées, vides. « Nous sommes un groupe intime, nous ne voulons pas absorber beaucoup de nouveaux », explique froidement Tamar, petite-fille d’une des fondatrices et actuelle secrétaire de Degania. Elle ne souhaite qu’une chose : que la nouvelle génération reste vivre ici, en autarcie, dans un entre-soi stérile. Visiblement, à Degania, le rêve des enfants du kibboutz s’est essoufflé.

 
Quand, en 1909, Degania devient la première installation collective, égalitaire et communautaire de la Palestine, créée par une douzaine d’hommes et de femmes russes, c’est pour répondre à une double préoccupation : la montée de l’antisémitisme en Europe, qui donne naissance au sionisme de Theodor Herzl, d’un côté ; et l’opportunité de réaliser une société socialiste juive, de l’autre. Les pionniers originels débarquent au cœur d’un no man’s land, ne trouvant en la terre promise qu’un sol aride et un soleil de plomb. De nouveaux kibboutzniks (habitants du kibboutz) arrivent progressivement d’Europe, avides d’expérimenter une société nouvelle, une vie en communauté. En filigrane, un absolu : la liberté. Côté organisation, les principes originaux des kibboutzim s’inspirent de la doctrine communiste : laïcité, pas de propriété privée, mise en commun des moyens de production, accès aux biens égal pour tous, démocratie directe.
 

A Yotvata, Shahar, ingénieur d'origine colombienne, devant ses écrans. Il y vit en famille avec sa femme, Anat, et leurs deux enfants. © Juliette Robert

Cent ans après sa création, Degania accueille les visiteurs d’un solennel char militaire posté à l’entrée qui rappelle que le kibboutz ne s’est pas construit qu’à la sueur du front. En 1948, ses 70 résidents ont en effet vaincu les assauts des Syriens, lancés juste après la déclaration d’indépendance d’Israël. Jadis symbole du sentiment national, il ne reste de Degania que la fierté d’un mythe dépassé.

Sous d’autres latitudes, la flamme est restée intacte. Yotvata est né en 1957. Installé en plein désert du Néguev, le kibboutz est entouré de fils barbelés et d’une barrière de sécurité . Comme dans encore 25 % des 270 kibboutzim du pays, « le budget annuel par foyer est identique (environ 10 000 euros), que l’on soit jardinier, cuisinier ou expert-comptable au sein du kibboutz », précise Anat, la quarantaine. Quant à ceux qui travaillent à l’extérieur (car c’est devenu inévitable), leur salaire est entièrement reversé à la communauté. Née ici même, Anat a d’abord été assistante sociale en ville, puis elle a été désignée secrétaire de Yotvata, un poste qui reviendra à un autre membre lors de la prochaine élection. Chacun est logé à la même enseigne dans un confort que beaucoup envieraient. La contrepartie ? Penser collectif, toujours : il faut se préparer à devenir éboueur, même avec un bac + 5, si la communauté en a besoin. La maison spacieuse tout en carrelage qu’Anat occupe n’est d’ailleurs pas à elle.

Le jour où une famille plus nombreuse que la sienne en aura besoin, elle pourra être réquisitionnée. Ce soir-là, elle discute sur la terrasse avec Shahar, son mari, un Colombien venu en tant que volontaire à Yotvata et tombé fou amoureux au premier regard. Depuis, il s’est converti au judaïsme et à l’idéologie du kibboutz. Devant leurs enfants, partie prenante de la conversation, ils évoquent leurs divergences sur la politique du kibboutz qui interdit de réprimander les habitants moins actifs dans les tâches communes. « Je ne crois pas aux punitions. Dans tout système, il y a des imperfections », lance Anat. « Et moi je pense qu’il faut pénaliser ceux qui ne travaillent pas assez », s’oppose Shahar. Que ce soit lors des AG (assemblées générales), parfois interminables, qui permettent de prendre des décisions stratégiques pour le kibboutz à la majorité, ou à la maison, les esprits sont libres. Le modèle, constamment à inventer, repose sur une confiance réciproque, sur un partage mutuel des tâches comme des gains. Une bulle ? « Oui, sans aucun doute », pour Anat. Les maisons aux pelouses verdoyantes ne sont jamais fermées à clé ; le kibboutz possède une garderie pour les mères qui travaillent, une piscine extérieure, un pressing commun. Il apporte également un soutien matériel : une maladie grave ? la communauté aidera financièrement l’habitant dans le besoin.

Dans ces conditions, personne ne songerait à laisser sa place. Dehors, la société israélienne ne fait pas de cadeau : chômage, augmentation du coût de la vie, non-revalorisation des salaires et des retraites, les Israéliens voient les kibboutzniks comme des privilégiés. Mais aussi comme des ovnis. « Un jour, une dame divorcée, au chômage et avec un enfant autiste vient me voir au centre social où je travaillais. Quand elle apprend que je vis dans un kibboutz, elle me demande, apitoyée, pensant avoir trouvé plus malheureux qu’elle : “Vous ne vous ennuyez jamais de ne pas faire les boutiques ?” J’étais soufflée », se souvient Anat.

Aya Sagi, directrice de l’organisme de placement des volontaires, explique : « Beaucoup de kibboutzim ont périclité. Les autres – comme Yotvata – ne doivent leur salut qu’à leur adaptation aux évolutions de la société israélienne : industrialisation de l’agriculture, modernisation nécessaire et nouvelles sources de financement après l’arrêt des subventions étatiques dans les années 1970… » Car, au départ, quelques vaches permettent de s’autosuffire en lait. Mais les pionniers de Yotvata ont vite l’idée de développer l’agriculture, activité traditionnelle des kibboutzim. Des décennies plus tard, le kibboutz est florissant grâce à une usine de transformation de produits laitiers ultramoderne, tout en acier, tableaux de bord et chaînes de remplissage futuristes. Tous les jours, ce sont des milliers de bouteilles de lait chocolaté qui sortent, vendues dans tout le pays pour 2 millions de shekels (environ 413 000 euros). Shahar y travaille comme ingénieur. « Soit on grandit, soit on meurt », reconnaît cet ancien officier de l’armée israélienne. Plusieurs millions viennent d’ailleurs d’être investis par la communauté, et une partie de l’équipement est fourni par un groupe partenaire. Egalité, oui, mais compétitivité.

Certains midis, Anat et Shahar se retrouvent pour déjeuner dans la salle à manger commune, lieu de vie par excellence des kibboutzim. Facile ! Leurs postes de travail ne sont éloignés que de quelques centaines de mètres. L’atmosphère de cette cantine géante est animée, les générations se croisent, certaines personnes âgées ont leurs places attitrées qu’elles ne changeraient pour rien au monde. Fanny, la soixantaine joyeuse, s’énerve pourtant de voir les assiettes se déverser, encore à moitié pleines, dans les poubelles. « Nous sommes une société du gaspillage, car on ne paie rien », reconnaît-elle, contrariée.

Situé à quelques kilomètres, le kibboutz Samar n’a qu’une règle : « Pas de règles. » Les étrangers peuvent participer au travail dans les palmeraies à dattes. Sur fond de montagnes roses et majestueuses, les kibboutzniks et les volontaires babas cool du monde entier ramassent, taillent et prennent soin des dattes, revenu principal du kibboutz. A Samar, l’ambiance est au laisser-faire ; les jardinets desséchés sont jonchés de ferraille et de divers matériaux poussiéreux. La matinée finie, les travailleurs reviennent au cœur du kibboutz. Certaines habitations comportent des agrandissements insolites, comme la maison de cet architecte, sorte de cabane dotée d’excroissances rondes. « A Samar, les kibboutzniks ont le droit de personnaliser leurs maisons, mais ce n’est pas le cas partout, dans un souci égalitaire », précise Yoni, un des habitants. Un groupe de jeunes déambulent dans les ruelles ombragées. Ziv, 17 ans, adolescente à l’allure branchée, s’exprime dans un anglais parfait.

« Nous sommes très conscientes des bienfaits de Samar, affirme-t-elle. Mais aussi des devoirs à accomplir. » Car au kibboutz personne ne prend sans donner. Une journée par semaine, les jeunes aident aux travaux domestiques. Très ancrée dans l’actualité du monde, constamment connectée à Internet, Ziv s’amuse cependant de n’avoir « jamais utilisé de tickets de bus avant – il y a quelques semaines – pour aller à Tel-Aviv ». Et des shekels ? « Je n’en ai pas besoin : tout est pris en charge par le kibboutz. » En effet, la nourriture, le logement, l’essentiel est à portée de main. Quand Ziv a faim, quelle que soit l’heure, elle peut aller piocher dans le grand frigo commun un yaourt ou un fruit. Il n’est jamais cadenassé.

Une des qualités du kibboutz : le mélange des générations. A la cantine comme ailleurs. © Juliette Robert

Une idéologie de la mise en commun de tout qui a aussi ses travers. Les kibboutzim sont des lieux sans intimité : tous se connaissent et tout se sait, on sort peu du périmètre et les visiteurs extérieurs sont rares. Pour intégrer le kibboutz, les candidats doivent réussir un examen de passage pour confirmer leur compatibilité idéologique. Parfois, cela va loin, comme à Yotvata : examens médicaux, graphologiques, psychologiques ; absence obligatoire de dettes ou de casier judiciaire.

Les kibboutzim sont des lieux sans intimité. L’inconvénient : tous se connaissent et tout se sait

Les questions d’éducation ont aussi jadis posé problème. Shmuel, 70 ans, pétillant grand-père qui habite au kibboutz de Sasa, dans le nord d’Israël, se remémore : « Quand, en 1959, nous sommes arrivés avec ma femme, à Beit Kama, il n’y avait rien. Elle était enceinte, on crevait de chaud, les toilettes étaient à 500 mètres de la maison. L’idéologie était si forte qu’on nous a pris nos 450 disques de musique classique : pas de propriété privée ! Et les petits ne vivaient pas avec les parents. Ils étaient éduqués par la communauté, par des nourrices ; et ils passaient la journée et la nuit dans ces “crèches”. Ils ne voyaient leurs parents que le matin avant le travail et quelques heures le soir. L’un de nos enfants n’en a pas souffert, un deuxième a apprécié car les moments passés avec nous étaient d’autant plus intenses, mais le troisième nous en veut toujours. Pour lui, on a fait des expérimentations pédagogiques sur eux. “Où étiez-vous quand j’avais peur la nuit ?” nous demande-t-il encore aujourd’hui. »

Depuis, l’éducation communautaire a été abandonnée, mais elle a laissé des traces. Anat, de Yotvata, a été élevée ainsi, et, en réaction aujourd’hui, elle reconnaît avoir du mal à se séparer quelques heures de ses fils… D’origine française, Shmuel a dû se cacher deux ans dans les bois pendant la guerre 1939-1945. Il lui en est resté un goût pour l’agriculture, son seul moyen de survie à l’époque. De son jardin magique, le panorama sur la vallée est imprenable : des oliviers à perte de vue ; mais, de l’autre côté, la frontière libanaise. A l’été 2006, des tirs de lance-roquettes ont fusé. « Quatre-vingts arbres ont été pulvérisés, et tout le monde était bouleversé », se rappelle-t-il. La paix ? « Je n’attends que ça, mais je n’y crois plus beaucoup. »

Tous les kibboutzim possèdent d’ailleurs des abris blindés, comme autant de rappels à vif d’une situation qui peut dégénérer à tout moment. Certains kibboutzniks sont même armés. « Au cas où », disent-ils. Même dans leur bulle, ils ne sont pas coupés d’une réalité nationale : la militarisation de la société israélienne. Les kibboutzniks peuvent être mobilisés à tout moment. Si l’on ne parle pas ouvertement du conflit israélo-palestinien, chacun a son avis sur le sujet. La question des colonies fait débat chez des habitants souvent de gauche. Shmuel, grand-père politisé – avant de parler avec des étrangers, il demande s’ils ne votent pas FN –, vit aujourd’hui dans 80 mètres carrés, mais il se rappelle comme si c’était hier de sa première habitation : minuscule. « Bien sûr qu’on s’est embourgeoisé ! » reconnaît-il, mi-amusé, mi-résigné, avec Shula, sa femme. « Les gens sont devenus plus individualistes. On a peur que les kibboutzim disparaissent un jour. »

Le modèle, constamment à inventer, repose sur la confiance, le partage des tâches et des gains

Dans une minorité des kibboutzim, c’est Dieu qu’on honore, pas Marx. A Sde Eliyahu, les hommes portent la kippa, et les femmes une perruque ou un foulard en signe de dévotion. Beni, un grand Américain barbu, y vit avec sa femme, bibliothécaire. Fan de photo, il s’enquiert de savoir « si l’on est plutôt Nikon ou Canon » et, en fonction seulement de la réponse, accepte ou non de discuter ! Loin de l’image du religieux taciturne, il affiche un humour caustique, raille facilement les Américains et leur politique anticonflit. « A Sde Eliyahu, les Américains sont arrivés après les Allemands, les Italiens et les Français, pour leur dire : “Arrêtez de vous battre !” C’est notre méthode à nous, les Américains », plaisante-t-il.

Lui est en charge de la sécurité du kibboutz. Dans les champs bien irrigués, il glane un épi de maïs, qui se révèle incroyablement goûteux. Les cultures sont toutes biologiques. « Dieu nous a donné cette terre et nous a dit de la garder. Garder, tout est dans ce terme : pas garder pour nous, mais garder pour les générations futures, il faut donc en prendre soin », explique-t-il. Aucun pesticide ni insecticide n’est utilisé dans les champs, cadeaux de Dieu. Quand cet homme pieux a pris conscience qu’il se sentait plus juif qu’américain, il lui a semblé évident de venir s’installer en Israël. « Dans le Talmud, l’un des textes fondamentaux du judaïsme, on parle déjà de soutenir les pauvres, et de s’entraider. C’est notre socialisme à nous, religieux ! » lâche-t-il, rappelant que les premiers kibboutzim étaient laïques. Emballé,Beni estime « sa vie tellement plus riche ici qu’à l’extérieur », avec une existence sans stress du lendemain. 

« Le système du kibboutz encourage à rêver car il détache les kibboutzniks de soucis matériels. »

C’est vrai, à Sde Eliyahu, on peut prendre le temps de vivre. En face de la synagogue, au cœur du kibboutz, il y a la salle à manger, le centre pour personnes âgées, le conservatoire de musique : l’ergonomie a été pensée pour favoriser le lien social. Du vendredi au samedi soir, les religieux n’ont pas le droit de toucher à l’électricité ni de travailler pour cause de shabbat. Les familles viennent donc se servir dès le jeudi à la salle à manger pour être pourvues du nécessaire. Beni y croise Lise-Rose. Avec un fort accent hébreu, elle parle français, « la langue de l’oppresseur ». Comprendre : les collaborateurs dénonciateurs de juifs. Après les traumatismes de Vichy, elle est venue s’établir en Israël, sans regretter « cette France qui l’a trahie ». « C’était génial alors d’imaginer vivre de la terre, d’être religieuse, et d’évoluer dans une société égalitaire », se rappelle cette grand-mère au regard azur. Elle tient aujourd’hui un petit local rempli de déguisements et de costumes. A l’entrée, un petit drapeau d’Israël flotte dans les airs. Pour Lise-Rose, le kibboutz n’est plus une utopie.

Source : http://www.parismatch.com/Actu/International/Vivre-au-kibboutz-aujourd-hui-538188

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