17 mai 2017

Le choc Macron et le reflux des antisystèmes


C’est Oscar Wilde qui dans ses aphorismes de Dorian Gray dit qu’il n’y a rien de pire que de ne pas atteindre son but, si ce n’est de l’atteindre. Coup sur coup les antisystèmes ont connu deux terribles déceptions en Amérique et en France. Le ludion antisystème a gagné à Washington et s’est allongé aussitôt devant son Etat profond, ses multinationales et la pensée unique (ou inique) ; le pion du système a gagné triomphalement en France, pays présumé des râleurs et de la révolution éternelle, en réalité pays du petit-bourgeois bien rangé devant sa télé, au garde à vous de la mondialisation, et ce depuis très longtemps. On risque dans cinq ans de voir la même pitoyable, la même éreintante configuration au second tour des présidentielles : la fasciste de service contre le sauveur des banquiers et de leurs indices. Mais comme le mouvement antisystème est nettement millénariste (croyance en la dette, la guerre, le krach, etc.), il va se remettre à croire en un écroulement du système ou en un grand soir apocalyptique et parousiaque. La bourse qui ne fait que monter à son nez et à sa barbe finira bien par s’effondrer, quoi ! Et d’ici là tout peut ENFIN arriver… On relira le classique de Norman Cohn sur les fanatiques de l’Apocalypse, plus dangereux en leur temps, sur ce sujet pas comme les autres. Sur le thème de la bourse, se rappeler que l’antisystème est rivé à son écran toute la journée. Le monde ne peut pour lui disparaitre que sur un écran. Videmus per speculum, comme dit saint Paul…

Grâce au réseau la portée mondiale du « système antisystème » est devenue prodigieuse ! Et que dans beaucoup de pays, avec une jeunesse fauchée et connectée, le système officiel tremblera de plus en plus sur son socle (encore que…). 44% des jeunes ont voté Marine en France, 80% des vieux ont voté Macron. La messe est dite, et c’est cette dichotomie électorale, déjà souligné par Emmanuel Todd dans ses réflexions sur Charlie ou le referendum écossais qu’il faut retenir. Le vieux vote pour le jeune banquier (euro-retraite-marchés), les jeunes piaffent dans l’écurie. La nouvelle voie sera hérétique.

Il y a plus de quinze ans, je publiais Internet, nouvelle voie initiatique aux Belles Lettres. Le livre guidé par mon intérêt de toujours pour la kabbale et la récente technognose intéressa l’élite pour le coup. Il fit la une du Monde des Livres, intéressa une quarantaine de médias MSM, et fut traduit en plusieurs langues. Le titre semi-ironique constatait que le réseau pouvait influer sur le développement spirituel de l’humanité, étant établi comme l’on sait que ce siècle serait spirituel ou ne serait pas. J’ai personnellement énormément profité du réseau, pouvant télécharger des milliers de classiques gratuits, écouter des milliers de musiques, et rencontrer tout autant de personnes. Ma femme qui est ukrainienne m’a également contacté par le réseau après sa lecture de mon Tolkien traduit en russe, et profite tout autant que moi des prodigieux avantages culturels qu’il offre. Nous publions beaucoup de livres ensemble maintenant et nous n’y pouvons rien si la majorité de la population préfère (c’était le sujet de la dernière partie du livre) utiliser le réseau pour s’abrutir dans la « servitude volontaire » dont parlait notre jeune ancêtre La Boétie, bien revenu des masses lui aussi.

Cependant la nouvelle voie initiatique est devenue une voie hérétique ; elle est une voie rebelle car on voit bien qu’il y a une fracture technologique et épistémologique entres les vieilles générations-télé (que tient le système, par la « terreur » et le « bourrage de crâne ») et les jeunes (ou neuves) générations connectées, prêtes à voter en vrac pour Podemos (je vis en Espagne), FN, Trump, Mélenchon, etc. Pour l’instant on met tout cela dans le même sac. Ce que l’on a pu constater c’est que le mouvement antisystème est le fruit de la révolution initiatique internet, autant que du mécontentement sociologique et électoral. Une réalité altérée (au sens strict, que le système baptise Fake news) s’est mise en place, a gonflé, s’est heurté au système, est sortie renforcée par les attaques-système et peut proposer aujourd’hui une contre-programmation politique fourre-tout. Internet est de toute manière un merveilleux moyen de renforcer et de référencer sa paranoïa. L’universitaire américain Timothy Melley le confirme tout en établissant les responsabilités d’un monde fondé sur des agences innombrables et intervenant à tout propos.

Dans mon livre je consacrais plusieurs passages aux techno-paranoïaques, qui sont aujourd’hui l’essence de la pensée antisystème triomphante en Amérique. Et j’écrivais ceci (ou j’écris, puisque le livre est réédité par Avatar éditions) :

« La vitesse des changements actuels, qui contraint chacun à une formation continue, génère évidemment traumatismes et paranoïa. Cette paranoïa si répandue sur le Net (peur du gouvernement, du nazisme, de l'espionnage, du piratage, de la pédophilie, du bug de l'an machin, des krachs boursiers) n'est pas nouvelle. Elle encourage la formation des communautés, sectes ou milices en Amérique et ailleurs. En 1965, l'historien Richard Hofstadter décrivit cette peur dans l'histoire américaine dans un essai intitulé Le Style paranoïaque dans la politique américaine. Il rappelle que sur le plan clinique, la paranoïa fait référence à un désordre mental caractérisé par l'exagération, la suspicion et une vision conspirative du monde. Les sites se sont multipliés qui contestent toutes les vérités officielles. Autrefois ils s’adressaient à ces centaines de contre-initiés liés par des lettres confidentielles, aujourd’hui à des millions ! »

Ces sites peuvent être de gauche, de droite, mais ils conspirent dans la même sphère antisystème. Cette « grande transformation » au sens presque de Karl Polanyi a permis l’élection de l’irréel Donald Trump et l’explosion numérique des partis antisystème en France, même si comme toujours en France (voyez mai 68) le système est vite retombé pépère sur ses jambes et ses planches.

Mais l’idée antisystème suppose une vision johannite, apocalyptique et démiurgique. J’ajoutais dans le même chapitre :

« Mais un style paranoïaque ne fait pas référence à une maladie mentale. Hofstadter remarque qu'un paranoïaque voit une conspiration dirigée directement contre lui-même là où un paranoïaque politique voit une conspiration visant des millions d'autres individus, une nation tout entière voire l'humanité tout entière. Le même phénomène a actuellement lieu en France où l'ensemble du processus européen ou de la mondialisation est tragiquement vécu par des esprits de gauche et de droite. »

La France aime bien théâtraliser, comme on sait. Ensuite, elle se soumet comme personne. Flaubert l’a dit un peu durement, mais c’est Flaubert : « 89 a démoli la royauté et la noblesse, 48 la bourgeoisie et 51 le peuple. Il n'y a plus rien, qu'une tourbe canaille et imbécile. »

Mais internet permet de collecter tout ce qu’on veut sur n’importe quel sujet (you can google it !), et, disait le regretté Eco, de mettre dos à dos le premier imbécile et le dernier prix Nobel ! Internet aussi facilitant comme Tolkien la pensée magique et manichéenne (j’avais été interrogé par Maurice Cazeneuve à ce sujet sur France-culture le 22 avril 99) permet la désignation du grand méchant qui prendra ainsi des dimensions titaniques et technognostiques – par les temps qui courent. J’ajoutais à ce sujet :

« Le troisième thème est celui d'un ennemi parfaitement diabolique, comme dans un bon James Bond. Le méchant en question - souvent un savant ou un milliardaire fou, un oligarque est un parfait modèle de malice, une espèce de surhomme amoral. Dans cette vision, les méfaits du malfaiteur sont innombrables ; pour Koernke, les forces du Nouvel Ordre Mondial ont ainsi déjà tué beaucoup d'innocents, pris le contrôle de la presse, et développé des moyens sans précédent pour contrôler les esprits des Américains qui ne sont pas sur leurs gardes. L'ennemi peut être, de ce côté-ci de l'Atlantique, le technocrate bruxellois ou l'énarque parisien, ou bien un bouc émissaire plus habituel et ancien. »

L’élection du président actuel, énarque, ex-Rothschild (pour arrêter enfin de délirer sur eux, il faut absolument lire Nyall Ferguson) et personnage un peu décalé quand même (Boris Vian…), va renforcer la paranoïa signalée. Tout en présentant les choses ainsi, sur un mode à la fois critique et décalé, je confirme que je participe exclusivement à des sites antisystème repérés par la mauvaise humeur orwellienne des temps. La raison est esthétique, je dirais. J’attends un James Mason au coin de la rue, comme dans la Mort aux trousses ; ou une agence de l’inattendu et du bizarre, comme Chesterton dans son club des métiers bizarres. Et dans un monde définitivement réduit et ennuyeux, tout le monde se remet à croire au magicien d’Oz. Wikipédia explique justement :

« Le monde paranoïaque devient ainsi attirant et séduisant parce qu'il est plus logique que notre monde. Le monde paranoïaque peut en réalité apparaître plus logique que le monde réel. Dans le monde réel, les événements sont souvent causés par la chance, le hasard ; les erreurs, l'ambiguïté. Il est souvent impossible d'expliquer pourquoi les choses se passent comme elles se passent. Mais pour la mentalité conspirative, rien n'arrive par hasard. La vérité ne se fait pas jour parce que l'ennemi est trop puissant pour cela. À peu près tous les événements qui ont lieu s'intègrent dans un thème général ; à charge pour le chercheur de mettre en place toutes les pièces du puzzle. »

C’est du Leibnitz en fait.

Comme le Pangloss de Candide, le conspiratif, souvent très fier de lui (c’est un développement personnel comme un autre : au lieu d’apprendre la médecine, on dira que les laboratoires contrôlent les médecins !) comprend l'enchaînement des causes et des nécessités mieux que quiconque. »

Il faut dire que depuis quelques années le système y est allé un peu fort de café, sans que l’on sache pourquoi précisément. A un faisceau de causes a répondu un faisceau de conséquences et de rage populaire. Je rappelle qu’à l’époque de Poujade les petits commerçants s’étaient révoltés, désespérés par la complexité de leur nouvelle fiche d’impôts.

On énumère dans un inventaire à la Rabelais-Prévert :

• Le 11 septembre qui a énervé tout le monde et déclenché guerres et fausses guerres, analyses et contre-analyses sur notre Etat profond relooké et breveté.

• La baisse des taux d’intérêt qui aura fait monter partout le prix du logement et traumatisé la jeunesse : pauvre écrivain, j’ai quitté la France en 2001.

• L’euro qui a renforcé comme prévu (voyez mes textes dans ce livre) l’Allemagne, pays fatigué de l’homo bosseur laborantin, et aplati les pays latins.

• La crise boursière de 2007-2008 qui s’est résolue par un endettement des Etats et donc des peuples. Tout cela fait monter la frustration économique qui reste comme le 14 juillet 1789 (prix du pain le plus élevé de ce siècle) le facteur numéro un des révoltes.

• Les guerres contre l’Irak, la Libye et contre la Syrie, rebaptisées printemps arabe, qui ont été abjectes, inutiles et désastreuses de bout en bout (ah, les néocons…).

• Le maintien au pouvoir de l’indéboulonnable Poutine qui a exaspéré nos élites et surtout précipite les risques de la guerre nucléaire sur le sol européen. A moins que Poutine ne soit, lui aussi, une fabrication du système… La trouille du hacker russe montre que ce système est aussi nul que ceux qu’il insulte au quotidien.

• Le bazar en Ukraine avec ce drôle de renvoi d’un président démocratiquement élu, plus en tout cas que la dynastie saoudienne qui pontifie maintenant sur les droits de l’homme et de la femme à l’ONU et ailleurs.

• La crise des réfugiés qui, désolé de le dire, correspondait à un besoin organique du très énervant Peter Sutherland, BP-Goldman Sachs-ONU, commissaire européen (mais pas du peuple), et copain du pape. L’arrivée de millions de gens sans formation sur une vague déraison humanitaire ne pouvait qu’affoler une bonne partie des populations.

• A cela on ajoutera la multiplication voulue des chaînes-info façon CNN et de leur titubante actualité en bandeau qui conditionne un public aussi abruti et inerte que celui de la caverne de Platon. Décadence de l’explication, disait Debord.

• La modification transgénique des grands journaux en paperasse de propagande. Aude Lancelin en parle bien. Déjà mon éditeur Thierry Pfister, ancien du Monde me le disait en l’an 2000. Ces journaux ont perdu lecteurs, superbe, et ont gagné en rageuse conviction…

• Enfin internet et les réseaux, qui facilitent les engueulades (Michel Rocard) et le manichéisme-millénarisme technologique. Un râleur en outre ne sent plus seul…

• L’ennui enfin : voyez les films de David Fincher, The Game, Seven, Gone Girl, qui évoquent ce thème. On imagine des trucs quotidiens ou domestiques pas possibles pour tromper un incurable ennui. La vie de l’homme n’est-elle pas un désespoir tranquille (Thoreau) ?

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