22 février 2017

Les esclaves oubliés de Tromelin


En 1761, des esclaves malgaches ont été abandonnés par leurs geôliers français sur un îlot de sable de l'océan Indien après un naufrage. Pendant quinze ans, ils sont parvenus à survivre dans des conditions extrêmes. Une exposition à Bordeaux leur rend hommage.

Pendant des décennies, il n'y eut guère que les «météo» en poste à Tromelin, non loin de Madagascar dans l'Océan indien, pour évoquer de temps à autre cette vieille histoire aussi abominable que mystérieuse, dont les grandes lignes n'étaient connues que des seuls initiés.

Une nuit de l'été 1761, l'Utile, un vaisseau de la Compagnie française des Indes orientales se fracassa sur le récif corallien qui entoure l'île. Il avait à son bord une cargaison de 160 esclaves malgaches achetés illégalement par le capitaine, Jean de La Fargue, qui avait pu compter sur la complicité de ses officiers et de l'administration coloniale française. Enfermés dans la cale, dont les issues étaient clouées chaque soir par l'équipage par crainte d'une révolte, la plupart des esclaves périrent dans le naufrage. Ce n'est que lorsque la coque du bateau finit par se disloquer quelques heures plus tard que les derniers survivants purent s'échapper et gagner à la nage l'étendue de sable toute proche.

Dans les jours qui suivirent le naufrage, l'équipage du navire, composé de marins français qui avaient embarqué à Bayonne un an plus tôt, s'attela à la construction d'une embarcation de fortune à partir des restes de l'épave. Au fur et à mesure du chantier, il apparut que les dimensions du futur bateau, baptisé La Providence, ne permettraient pas de transporter tous les naufragés. Seuls les Français s'arrogèrent donc le droit de reprendre la mer, laissant les Malgaches sur l'île avec la promesse de revenir les chercher. Une promesse en l'air.

Quinze ans plus tard, un navire du nom de La Dauphine vint finalement leur porter secours. Sur les 80 naufragés qui avaient été abandonnés sur l'île deux mois après le naufrage, il ne restait plus que sept femmes, et dans les bras de l'une d'elles, un bébé de huit mois. Tout ce que l'on sait du destin des survivantes, c'est qu'elles furent affranchies à leur arrivée sur l'île Maurice et refusèrent de rentrer à Madagascar, sans doute par peur d'y être à nouveau mises en esclavage.

Sous une couche de sable blanc

Les générations d'ingénieurs en météorologie qui se sont succédés depuis les années 1950 à la station établie par Météo France sur ce caillou situé sur la route des cyclones ne pouvaient ignorer ce drame puisqu'ils n'avaient qu'à faire le tour de l'île pour être rappelés au souvenir du naufrage. La grande ancre rouillée qui jaillit au milieu des déferlantes au nord-ouest de l'île est le témoin obsédant de cette catastrophe maritime, qui fut suivie d'un des épisodes les plus terrifiants de survie en milieu insulaire. Mais des quinze années durant lesquelles Tromelin a été habitée par les naufragés malgaches, il ne reste rien. Du moins en apparence. Leur histoire est enfouie sous une couche de sable blanc immaculée.

Sans l'intervention d'un ingénieur de l'île un peu plus bavard que les autres et la détermination de l'explorateur français Max Guérout, l'histoire des esclaves de l'île de Tromelin serait restée frappée du sceau de l'oubli. Cet ancien officier de marine reconverti en chasseur d'épaves, fondateur du Groupe de recherche en archéologie navale, a piloté quatre expéditions archéologiques sur l'île de Tromelin entre 2006 et 2013 pour tenter de comprendre ce qui s'y était tramé entre 1761 et 1776.

«On a trouvé assez facilement des documents sur l'histoire du bateau et du naufrage, car les archives de la Compagnie française des Indes orientales, à Lorient, sont extraordinairement bien conservées», explique Max Guérout. Par contre, on n'avait pratiquement aucune information sur ce qui s'était passé pendant les quinze années du séjour des naufragés.»

Pagnes en plumes

Le seul récit connu à ce jour est une longue lettre qui décrit sommairement le quotidien des naufragés de Tromelin sur la base des témoignages recueillis auprès des survivantes: «Elles disent que 18 personnes sont parties assez rapidement sur un radeau, et qu'ensuite plusieurs femmes sont mortes en couches. Elles expliquent que les naufragés mangeaient des oiseaux et des tortues, qu'ils avaient construit des maisons, avaient gardé le feu jusqu'à la fin et qu'ils étaient habillés avec des pagnes faits avec des plumes d'oiseaux. C'est à peu près tout ce qu'on savait», explique Max Guérout, qui n'a pas retrouvé la trace du rapport rédigé par le chevalier de Tromelin, le capitaine du vaisseau qui recueillit les survivantes le 29 novembre 1776 et qui donna son nom à l'île, qui jusque là apparaissait sous le nom d'«île de Sable» sur les cartes maritimes françaises.

L'archéologue a sa petite idée sur le pourquoi de cette disparition: «Vu que cette histoire est extraordinaire, la personne à qui le rapport a été adressé a dû s'empresser d'aller le montrer à son voisin, et le document a fini par rester dans un bureau, sans qu'on pense à le récupérer pour l'archiver.»

Convaincre les autorités d'organiser une expédition sur cet îlot perdu au beau milieu de l'océan Indien, uniquement desservi par l'armée de l'Air, et qui plus est fréquemment ravagé par les cyclones, n'a pas été une mince affaire pour l'archéologue. Sans compter tous ceux qui ont tenté de le dissuader de se lancer dans cette quête: «Beaucoup de gens m'ont demandé ce que j'allais faire là-bas, et me disaient que comme cet îlot est balayé par des vents de 200 km à l'heure, il n'allait rien rester», se souvient Max Guérout.

Épaisses murailles de corail

Le vent qui souffle en permanence cette île minuscule en forme d'huître, barrée sur quasiment toute sa longueur par une piste d'atterrissage, n'a pourtant pas effacé les traces de la présence des esclaves malgaches. Car ces derniers, comme l'ont révélé les fouilles, avaient bâti des abris entourés d'épaisses murailles de corail sur le point culminant de cette île dépourvue d'arbres pour se protéger des puissantes bourrasques de l'alizé. Exactement au même endroit où ont été érigés les bâtiments de la station de Météo France deux siècles plus tard.
 
 
Au fil du temps, le sable s'est accumulé au niveau des constructions, formant une couche protectrice qui a permis aux équipes réunies autour de Max Guérout et Thomas Romon, archéologue à l'Inrap, de pouvoir se faire une idée précise de la manière dont les naufragés avaient réussi à survivre dans cet univers marin dont ils ignoraient tout. L'analyse des restes de faune consommée présents dans la couche archéologique a permis de corroborer le témoignage des dernières survivantes. Et les nombreux objets qui ont été exhumés, vestiges de la vie quotidienne des naufragés, racontent en creux l'ingéniosité qu'ils ont déployé pour s'adapter à cet environnement hostile, aux ressources limitées.


Un bol réparé à moult reprises témoigne du soin apporté à faire durer les objets. De larges cuillères indiquent sans doute qu'une partie de la nourriture était bouillie et consommée sous forme de soupe. De grandes bassines en cuivre, fabriquées sur place à partir des restes de l'épave, servaient probablement à recueillir l'eau de pluie. Des briquets conservés précieusement permettaient de rallumer le feu en cas de tempête. Toutes ces découvertes archéologiques de l'île sont exposées au Musée d'Aquitaine, à Bordeaux, qui accueille jusqu'au 30 avril 2017 l'exposition itinérante Tromelin, l'île des esclaves oubliés.

Micro-société

Pour l'archéologue Thomas Romon, la présence de ces objets est la preuve que les naufragés ont su recréer une micro-société durant leur séjour sur l'île: «Ces individus ont reconstruit une société ensemble. Et on se rend compte qu'ils sont allés au-delà de la simple survie puisqu'ils ont aussi fabriqué des objets au-delà de l'utilitaire et du fonctionnel». À l'instar des bracelets en cuivre, des chaînettes et des piques ornementées mises au jour.

L'une d'elle a particulièrement retenu l'attention de l'archéologue Bako Rasoarifetra, spécialiste de la culture malgache, qui a participé aux deux dernières campagnes de fouilles menées sur l'île:

«Il s'agit d'une pointe démêloir, un instrument qui permet de tracer les raies des cheveux. Sa présence peut évoquer un rituel pour lever une période de deuil, explique la chercheuse. Chez la population betsimisaraka, le deuil est marqué par des cheveux non coiffés. À la fin d’un deuil, le chef de groupe ou le patriarche asperge de l'eau sur la tête de l’assistance à l'aide d'une pointe démêloir, ce qui indique que le deuil est levé et que désormais toute la famille peut se coiffer.»

Mais la découverte la plus frappante qu'ont fait les archéologues sur l'île reste l'habitat des naufragés. Pour pouvoir se protéger du vent et des cyclones, ceux-ci ont bâti un réseau d'abris à la structure innovante, très éloignée des habitudes de construction de la société malgache traditionnelle:

«Tous les bâtiments ont des murs communs, les constructions s'adossent les unes aux autres et sont organisées autour d'une cour centrale, alors qu'à Madagascar, l'habitat familial est construit dans un enclos séparé et complètement individualisé», explique Max Guérout, qui voit dans la structure de cet habitat le signe d'une forte solidarité parmi les naufragés.

Une interprétation que partage Bako Rasoarifetra: «Je les imagine accroupis et serrés les uns contre les autres pour se protéger du vent, du sable ou des pluies. Dans le malheur, la sagesse malgache incite au regroupement, à l’entraide et au soutien aux plus faibles.»

«Accepter de vivre dans un tombeau»

L'utilisation du corail et du grès de plage, seules matières premières disponibles sur l'île et capables de résister aux puissants cyclones qui la frappaient régulièrement, en dit également long sur la détermination des naufragés à survivre. Car pour construire cet habitat, ils ont dû braver un interdit lourd de sens dans la société malgache, où la pierre était réservée aux tombeaux. «Accepter de construire des maisons qui étaient perçues comme des tombeaux a dû être une décision très difficile à prendre pour eux», estime Max Guérout, qui ajoute: «Accepter de vivre dans un tombeau, quelque part c'est aussi accepter de se sentir mort.»

Il est difficile d'imaginer l'état de sidération, le sentiment d'abandon dans lequel ont dû être plongés les naufragés lorsque leurs geôliers les ont laissés sur l'île, puis le désespoir qui a dû les gagner au fil des semaines, des mois et des années d'attente, les yeux rivés sur un horizon à 360° à espérer voir se dessiner la silhouette d'un bateau qui n'arrivait pas. L'île est si petite, la mer si présente, que Max Guérout la compare à un bateau:

«Le fait de voir la mer tout autour et de savoir qu'il n'y a pas de terre à moins de 500 km, déjà, c'est une idée mentale de la solitude assez forte. On ressent physiquement l'isolement. On se retrouve totalement détaché du monde extérieur. D'ailleurs il y a une télévision à la station mais personne ne la regarde, à part quelques fanas de football de temps en temps.»

Thomas Romon se souvient du parallèle que les membres de l'équipe de recherche faisaient inévitablement entre eux et les naufragés lors de leurs séjours à Tromelin: «On essayait de se mettre à la place des naufragés, on en discutait souvent, et très rapidement, on finissait par relativiser en se rappelant que nous, on savait qu'il y avait un avion qui viendrait nous chercher à telle date et qu'on avait à manger.» Et que dire de la perspective à double tranchant que devait revêtir pour eux un hypothétique sauvetage? Troquer cet enfer de sable contre celui d'un nouvel esclavage.

Formidable capacité de résilience

Dans un ouvrage collectif explorant la notion de solitude, la psychiatre italienne Daniela Gariglio a pris l'exemple de Tromelin pour décrire la formidable capacité de résilience dont savent faire preuve les individus dans des situations extrêmes. «Les survivants de Tromelin sont la démonstration scientifique du fait que quand la pulsion de vie s’allie à la pulsion créatrice, on peut survivre en se réinventant une vie», explique la psychiatre, qui évoque le passage d'une solitude «destructrice» à une solitude «créative» durant le séjour des naufragés. Il n'est pas exclu que les premiers temps sur l'île aient été marqués par le chaos, que des conflits et des comportements déviants aient pu mettre en danger les jours des rescapés. Même si les fouilles n'ont apporté pour l'instant aucun élément allant dans ce sens.

La grande inconnue de l'histoire de Tromelin reste ce qu'il est advenu des esclaves morts sur l'île, dont les tombes n'ont toujours pas été localisées. Plusieurs d'entre eux ont dépéri de faim et de soif dans les jours qui ont suivi le naufrage, mais selon le récit de l'écrivain de bord de l'Utile, il y avait 80 survivants sur l'île lorsque La Providence a été mise à l'eau. Selon le témoignage recueilli auprès des sept survivantes, un groupe de 18 personnes aurait quitté l'île au bout de quelques années à bord d'«un radeau fait de débris du vaisseau» qui était coiffé d'une voile à base de plumes, dont on imagine mal qu'elles aient survécu à la traversée.
« Ces gens à qui on a nié toute humanité »

Un an avant l'arrivée de La Dauphine, un autre navire, La Sauterelle, avait tenté de porter secours aux naufragés, après que le premier lieutenant de l'Utile, Barthélémy Castellan du Vernet, qui avait vainement tenté d'attirer l'attention de la direction de la Compagnie française des Indes orientales sur le sort des naufragés à son retour en France, eut finalement adressé une missive au ministre de la Marine plus d'une décennie après le naufrage, dans laquelle il le suppliait d'«aller reconnaître l'Isle pour distinguer s'il n'y resterait pas encore quelques-uns de ces infortunés noirs et d'envoyer un navire pour vérifier s'il ne se trouve pas de survivants sur l'île».

Mais le matelot qui accosta sur l'île à bord d'une barque ne put regagner le vaisseau à cause d'une mer trop agitée, et resta coincé sur l'île avec les naufragés pendant plusieurs mois, avant de prendre la mer sur un second radeau en compagnie de trois femmes et des trois derniers hommes présents sur l'île.

Une cinquantaine de personnes sont donc décédées pendant leur séjour à Tromelin, et ce visiblement au cours des premières années qui ont suivi le naufrage, si l'on en croit les dires des survivantes. Selon les estimations des archéologues, le nombre de rescapés est rapidement tombé à une quinzaine de personnes. Cette hécatombe reste à ce jour inexpliquée.
[...]

Source

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.