14 janvier 2017

Torture, l'école française...

 
L'armée française a formé des militaires sud-américains aux méthodes de répression rodées lors des guerres coloniales. C'est la terrible révélation que Marie-Monique Robin nous livre, témoignages à l'appui dans un documentaire diffusé par Canal +. Récit de son implacable enquête.


30 août 2003

Elle a beau avoir enquêté pendant deux ans, Marie-Monique Robin ne s'habitue pas à ce qu'elle a découvert. " J'ai encore du mal à y croire. Et pourtant j'ai retrouvé tout le monde, personne ne manque, et il ne s'agit pas de seconds couteaux ", commente la journaliste. Le titre de son film donne le ton : Escadrons de la mort, l'école française est une enquête implacable, qui se digère péniblement. Documents et témoins à l'appui, Marie-Monique Robin y démontre l'implication de la France dans la genèse des dictatures sud-américaines et dans l'efficacité répressive dont elles firent preuve dans les années 1970.


Dès 1957, des militaires hexagonaux auraient commencé à former des officiers argentins aux techniques de la guerre "antisubversive ", inventée en Indochine. Echaudés par leur défaite à Diên Biên Phu, les Français en ont tiré des leçons radicales. Dépassé, le conflit classique où une armée en affronte une autre : dans les guerres révolutionnaires opposant les Français au Viêtminh, puis au FLN algérien, la ligne de front n'existe plus, l'ennemi est partout. Alors on le traque au sein de la population civile, en extorquant les informations qui permettront de démanteler l'appareil politique et militaire des rebelles. En Algérie, la quête du renseignement passe par le quadrillage du territoire, les rafles, la torture, les disparitions. Un "savoir-faire " exporté ensuite dans les académies militaires sud et nord-américaines, la bataille d'Alger servant de cas d'école, et le manuel du colonel Trinquier, La Guerre moderne, d'ouvrage de référence.


Pour le spectateur un tant soit peu sensibilisé à la cause des droits de l'homme, ces révélations font l'effet d'une gifle. On connaît le bilan des années de plomb qui pesèrent sur l'Argentine, le Chili et leurs voisins. Des dizaines de milliers de disparus. Des familles détruites, dispersées. Des survivants brisés, des sociétés traumatisées... Nous pensions savoir l'essentiel. Les films-brûlots de Costa-Gavras (Missing, Etat de siège) alimentaient notre imaginaire. Les archives avaient parlé, les rescapés aussi ; les bourreaux se partageaient, en gros, entre les deux Amériques, les généraux putschistes tortionnaires au sud et les agents de la CIA au nord, tous unis dans une même croisade contre le communisme.


Mais Marie-Monique Robin va plus loin. Elle connaît bien l'Amérique latine, à qui elle a consacré de nombreux reportages. L'un d'eux, Voleurs d'organes, lui a valu le prix Albert-Londres en 1995, maintenu malgré une violente campagne de dénigrement. " Cette histoire m'a longtemps poursuivie ", dit-elle. " A l'époque, je m'étais dit que jamais plus je ne ferai d'investigation, que c'était trop risqué. " Elle y retourne pourtant en 2001, pour explorer les arcanes du plan Condor, ce réseau supranational et criminel qui coordonnait les activités des services secrets du Chili, de l'Argentine, de l'Uruguay, du Paraguay, de la Bolivie et du Brésil jusque dans les années 1980. Du terrorisme d'Etat, centré sur la traque et l'élimination des dissidents à l'échelle internationale, avec la complicité active des Etats-Unis. " J'ai contacté des confrères et des historiens spécialistes de Condor, en Argentine, au Chili et aux Etats-Unis. Ils m'ont tous dit que les Etats-Unis n'étaient pas les seuls impliqués dans la genèse des dictatures, que la France aussi avait participé. Pour moi, c'était une surprise totale. "


Lorsqu'elle propose à Canal+ son projet de film, produit par Idéale Audience, Paul Moreira (responsable de la case investigation sur la chaîne cryptée) la convainc de suivre la piste française. Sa première étape : Vincennes, où se trouve le Shat (Service historique de l'armée de terre). Elle y remonte le temps, épluche les archives. Son film est bardé de documents administratifs qui corroborent, noir sur blanc, les noms, les dates, les lieux. Reste à (re)trouver les acteurs de cette sulfureuse collaboration. Pour passer les barrages et faire accepter sa caméra, Marie-Monique Robin s'autorise une entorse au principe déontologique qui veut que le journaliste ne triche pas sur son identité. Elle s'invente un personnage d'historienne un peu naïve, enthousiaste, qui étudierait " la guerre antisubversive de l'Indochine à nos jours ". " Je me suis servie de mon livre Les Cent Photos du siècle, c'était un bon outil de communication, il prouvait mon intérêt pour l'Histoire. " Le subterfuge ne suffit pas toujours ; aucun des ex-membres de la mission militaire française en Argentine n'acceptera de la rencontrer, et les conversations téléphoniques tourneront court.


En France, Marie-Monique Robin parvient pourtant à interroger le colonel Lacheroy, ancien de l'Indochine, le général Marcel Bigeard, ancien de l'Algérie, Pierre Messmer, ministre des Armées en 1960, et, surtout, le désormais célèbre Paul Aussaresses. Au printemps 2001, le vieux général a publié un livre justifiant sa pratique de la torture et des exécutions sommaires en Algérie, déclenchant ainsi un énorme scandale. Ce qu'il n'a pas dit, c'est qu'il a été, dès 1961, l'un des " spécialistes " envoyés aux Etats-Unis pour transmettre les secrets de la guerre antisubversive aux officiers de l'Oncle Sam. Qui les ont utilisés au Vietnam, avant de les enseigner dans leurs écoles de guerre, fréquentées par les cadres militaires latino-américains depuis 1946. Au général Aussaresses, Marie-Monique Robin ne cache rien de son objectif ; pari payant, puisqu'il répond à ses questions avec une sincérité glaçante.


Mais les témoignages les plus confondants, elle les trouve de l'autre côté de l'Atlantique, après plusieurs voyages et des mois d'efforts pour remonter les réseaux militaires. Elle parle espagnol, c'est un atout ; elle est une femme, c'en est un autre. Elle a aussi du courage, du culot et de la chance : personne n'essaie de démolir sa " couverture " d'historienne. Elle finit par décrocher ce que ses confrères argentins n'ont jamais obtenu, à savoir les interviews filmées de deux anciens ministres de la junte du général Videla, qui reconnaissent ce qu'ils ont toujours nié : la torture et les disparitions, dont le général Diaz Bessone se borne à minimiser l'importance.


Témoignages et documents dessinent un puzzle terrifiant, sur lequel il ne faut pas se méprendre. Marie-Monique Robin ne charge pas l'armée française des crimes commis par la dictature argentine. Ce qui l'intéresse c'est, d'une part, le fait que l'Etat démocratique français ait jugé bon d'exporter des méthodes moralement indéfendables, et, d'autre part, la façon dont les Argentins vont appliquer ces théories dans un contexte très différent de celui de l'Algérie : " Un général argentin m'a expliqué pourquoi le rôle des Français a été déterminant. Au début des années 1960, alors qu'il n'y a pas de guérilla, ils introduisent cette notion d'un ennemi intérieur, virtuel. Toute une génération d'officiers va être formée à cette idée, qui sera une vraie bombe à retardement. Après le coup d'Etat de Videla, en 1976, on ne traquera pas des gens qui posent des bombes, comme à Alger, mais des "subversifs", des gens qui sont communistes, socialistes, péronistes, qui ne pensent pas comme il faut. Ça pourra être n'importe qui, un universitaire, un avocat, un ouvrier... Ce sont ces gens-là qu'on ira enlever chez eux, torturer et jeter à la mer. "


Si les familles des victimes doivent encore réclamer justice, le vent commence à tourner en ce qui concerne l'impunité des bourreaux. Cet été, en Argentine, le président Nestor Kirchner a abrogé le décret interdisant l'extradition des criminels de la dictature (nombre d'entre eux sont réclamés par l'Espagne et la France), le pays a adhéré à la convention internationale qui rend imprescriptibles les crimes de guerre et contre l'humanité, et les députés argentins ont voté l'annulation des lois d'amnistie adoptées en 1986 et 1987. Les poursuites ne s'en trouveront pas forcément relancées, mais c'est déjà un progrès. Marie-Monique Robin a mis ses rushes à la disposition du journaliste argentin Horacio Verbitsky, pour une éventuelle utilisation lors des procédures à venir.


En France, le film suscitera forcément des réactions. Centré sur " l'école française " de guerre contre-révolutionnaire, il recèle d'autres interrogations tout aussi dérangeantes. Sur la présence d'anciens membres de l'OAS dans les coulisses du plan Condor, par exemple. Mais aussi sur la collaboration des services secrets français avec ceux du Chili et de l'Argentine, au pire de la répression : comment écouter sans frémir le général Harguindeguy, ex-ministre de l'Intérieur de Videla, affirmer que Michel Poniatowski, ministre de l'Intérieur de Valéry Giscard d'Estaing de mai 1974 à mars 1977, est venu lui proposer des " échanges de renseignements pour lutter contre la subversion "? Pire encore, on entend Manuel Contreras, bras droit du général Pinochet et ex-chef de la Dina (la police secrète chilienne) expliquer qu'entre 1978 et 1980, lorsqu'un réfugié chilien quitte Paris pour retourner chez lui, la DST prévient la Dina, qui n'a plus qu'à organiser le comité d'accueil !


Dernier point, et non le moindre, l'enquête de Marie-Monique Robin épingle la passivité de l'administration française face à la disparition de plusieurs de ses ressortissants. Emilie Raffoul, qui présente Lundi Investigation avec Paul Moreira, aimerait que toutes ces révélations donnent lieu à " un débat sur la façon dont la République française a contrôlé son armée ". D'un point de vue purement judiciaire, cette discussion serait d'actualité. L'enquête menée par le juge Roger Le Loire sur la disparition de cinq Français sous Pinochet vient de se terminer, et un procès par contumace, contre l'ancien dictateur et dix-sept autres militaires chiliens et argentins, doit se tenir en France en 2004. L'avocat William Bourdon, qui représente trois des cinq familles de disparus, considère que le documentaire, auquel il a collaboré, " peut contribuer à établir la vérité sur la participation des militaires français ; il n'est pas exclu que leurs témoignages soient requis ". Sur un plan plus politique, William Bourdon estime qu'" il serait dans l'intérêt du travail de mémoire que les parlementaires se saisissent de ce film pour réclamer une enquête et l'ouverture de toutes les archives ". De fait, ce serait une assez bonne façon de commémorer un certain 11 septembre... 1973, qui vit Augusto Pinochet prendre le pouvoir au Chili, signant ainsi pour dix-sept ans la mort de toute espérance démocratique dans son pays.


Escadrons de la mort, l'école française, documentaire de Marie-Monique Robin (France, 2003)

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