15 janvier 2017

Le désastre des Tokelau


Que vous vous intéressiez de près ou de loin à l’écologie, vous avez très certainement déjà discuté de ce que l’on nomme les énergies « renouvelables », et notamment du solaire et de l’éolien. En effet, les discussions sur les énergies dites « vertes » tendent à se cantonner à ces deux sources-là. Les autres sources d’énergie soi-disant « renouvelable », comme l’hydroélectricité produite par les barrages (qui « sont à une nation en voie de développement ce que les bombes nucléaires sont à l’arsenal militaire: des armes de destruction de masse », comme l’écrit Arundhati Roy dans son excellent livre « Le coût de la vie », qui traite de la construction de barrages en Inde), et l’électricité produite par les centrales à biomasse (dans lesquelles nos forêts sont brûlées), sont rarement mentionnées (et pourtant, actuellement, en 2016, cette dernière est la principale source d’énergie dite « verte » en Europe).

Associer ainsi l’écologie et les énergies soi-disant « renouvelables » est compréhensible, étant donné la propagande médiatique, politique et corporatiste (y compris de la part de grands groupes environnementaux) en leur faveur. Cependant, dans les faits, cela témoigne d’un diagnostic mal établi ; un diagnostic qui se fonde bien souvent sur l’axiome — lui indiscuté — selon lequel, entre autres choses :
La production industrielle d’électricité est souhaitable et/ou nécessaire (tandis qu’il serait urgent de se demander pour qui, ou pour quoi, elle peut sembler l’être, car, jusqu’à preuve du contraire, l’humanité s’en est passée durant plus de 99% de son existence, tout en prospérant, tandis que la planète n’en a pas besoin, au contraire, puisque cette production lui est dommageable depuis ses débuts) ;
De manière plus générale, la civilisation industrielle mondialisée dans laquelle vit la majorité des êtres humains, est, pour l’essentiel, un mode d’existence convenable et devant donc être maintenu ; effectivement, pour la plupart de leurs habitants, et même pour une majorité des militants des diverses luttes socio-écologiques, les dispositions élémentaires profondes de nos sociétés (c’est-à-dire leurs fondations organisationnelles : la ville comme mode d’habitat, leurs infrastructures énergétique, de transport et de communication, les routes, les autoroutes, les ponts, les voies ferrées, le transport aérien, le réseau électrique, internet, etc.), telles qu’elles sont actuellement, sont bonnes, et à préserver, à quelques légères modifications près (des voitures électriques, plus d’objets intelligents et basse consommation, plus de recyclage, des éoliennes, des panneaux solaires et du bio/équitable partout, toujours plus de gadgets high-tech, par exemple — mais avec, bien évidemment, moins de pollutions).

En effet, s’il existe d’excellentes critiques, portées par différents mouvements sociaux, des mythes des soi-disant « démocraties » modernes, de l’idéologie du travail et de son sens, de l’État, du mode de vie occidental et de son consumérisme, on ne peut pas en dire autant de la structure fondamentale et des prémisses de la civilisation industrielle, qui le sont rarement (et d’abord parce que rien de problématique n’est perçu à ce niveau-là). L’essentialité, la justesse et la soutenabilité écologique du squelette infrastructurel (avec, par exemple, ces « technologies ‘destructrices de distance’ – voies ferrées, routes praticables par tous temps, téléphone, télégraphe, aviation, hélicoptères, et désormais technologies de l’information », pour reprendre les mots de James C. Scott), sur lequel repose la civilisation, sont rarement discutées. Finalement, en un sens, militants des mouvements sociaux et capitalistes partagent plus de points communs qu’ils ne l’imaginent, leur idéal civilisationnel reposant sur des concepts-socles indiscutés, considérés comme allant d’eux-mêmes, et l’on pourrait dire qu’ils sont en désaccord simplement face à des problèmes surfaciques (cf. la nef des fous).

J’imagine qu’il est une tendance logique, une fois éduqué au sein d’un milieu humain qui se présente lui-même comme « l’état plus ou moins stable (durable) d’une société qui, ayant quitté l’état de nature, a acquis un haut développement », à ne pas vouloir entièrement et radicalement le remettre en question. Les radicaux de gauche proposent peut-être des mesures économiques, écologiques ou sociales qu’ils imaginent radicales, mais qui, au vu des prémisses indiscutées qu’elles impliquent, ne le sont pas vraiment. Non pas qu’il faille entreprendre une compétition de radicalité par simple esprit de compétition.

Seulement, nous connaissons actuellement la 6ème extinction de masse ; 200 espèces sont chaque jour précipitées vers l’extinction par la civilisation industrielle (estimation de l’ONU) ; nous avons éradiqué, en 40 ans, 90% des grands poissons, 70% des oiseaux marins, et 50% des animaux sauvages (qui restaient, sans prendre en compte donc, l’amnésie écologique) ; nous avons contaminé, de nos substances chimiques toxiques (plus de 90 millions, depuis les débuts de l’industrie chimique), la totalité des biomes de la planète ; l’air que l’on respire a été classé cancérigène par l’OMS (depuis 2013). On estime que d’ici 2048 les océans n’abriteront plus aucun poisson. D’autres projections estiment que d’ici 2050, il y aura plus de plastiques que de poissons dans les océans. On estime également que d’ici à 2050, la quasi-totalité des oiseaux marins auront ingéré du plastique. & la survie de millions d’espèces animales et végétales (dont l’espèce humaine) se retrouve menacée par les dérèglements climatiques d’origine anthropique (et plus précisément, d’origine civilisationnelle) auxquels la planète est d’ores et déjà condamnée, qui promettent d’effroyables conséquences.

Nous pourrions continuer encore et encore, la liste des dommages et des dégradations environnementales qui accompagnent le développement et l’expansion de la civilisation industrielle s’allonge de jour en jour, tandis que la biodiversité connait le phénomène inverse. A un tel niveau de dommages écologiques (sans même parler des dégâts sociaux), il est largement temps d’envisager une perspective critique plus radicale, puisque les substructures (urbanité, routes, réseau électrique, etc.) de la civilisation industrielle, presque toujours indiscutées, sont la racine de notre organisation sociale. Une telle perspective critique se rendrait vite compte de leur insoutenabilité écologique.

En attendant, pour illustrer le non-sens et l’absurdité de ce qu’on nous présente comme des solutions aux problèmes de notre temps, nous étudierons ici le développement d’une des soi-disant technologies « renouvelables », et ses conséquences, en nous intéressant à un petit archipel du Pacifique Sud : l’archipel des Tokelau.

À mi-chemin entre Hawaï et la Nouvelle-Zélande, et sur une distance de 170 km, trois petits atolls polynésiens, Fakaofo (2,6 km²), Nukunonu (5,4 km²) et Atafu (2,2 km²), composent l’archipel des Tokelau. 1400 habitants y vivent, sur environ 10 kilomètres carrés.

 
L’État de Tokelau fait partie intégrante de la Nouvelle-Zélande, tout en étant doté d’un statut particulier et d’un système juridique autonome. C’est un « territoire associé à la Nouvelle-Zélande ».

Les insulaires sont de confession chrétienne, bien que le christianisme ne soit pas leur religion originelle, bien évidemment ; il y a été introduit en 1850, par des missionnaires catholiques et protestants (de la London Missionary Society, experte en la matière).

« Les premiers missionnaires catholiques sont arrivés ici il y a 150 ans, depuis, Nukunonu est presque à 100% catholique, contrairement aux deux autres atolls, où les protestants ont été plus rapides »*

Premier arrivé, premier servi. C’est ainsi qu’ils ont obtenu leur religion ; une course entre chrétiens, à qui serait le premier arrivé sur leurs îles, a déterminé leurs croyances profondes. Le débarquement maritime de l’esprit sain, sans doute, entre volonté divine et course de bateau.

Le passé des Tokelau pré-christianisme semble cependant peu connu : « nous ignorons l’histoire ancienne des populations de ce petit archipel du Pacifique-Sud. Nous pouvons présumer que la plupart des habitants des îles descendent de colons polynésiens venus par canoë de Tonga, des Samoa et des Fiji, il y a environ 1000 ans. Ces Polynésiens ont développé leur propre langue et leur culture ».

La vie sur les atolls était basée sur la subsistance, notamment le poisson, la noix de coco, la banane, le taro, l’arbre à pain et la papaye, entre autres.

En 1841, une expédition états-unienne a produit une étude sur la population de ce petit archipel, reprise ensuite dans le livre Migration and Health in a Small Society: the Case of Tokelau (en français : Migration et santé dans une petite société : le cas des Tokelau, publié en 1992), et qui nous apprend que :

Cette expédition conclut que les habitants qui y vivaient étaient beaux en bonne santé. Ils semblaient prospérer grâce à leur « maigre régime » de poissons et de noix de coco, puisqu’aucune trace d’agriculture n’y était visible. Les gens des deux sexes étaient tatoués avec des formes géométriques, de tortues et de poissons. Les nombreux rapports et journaux de l’expédition donnent l’impression d’un peuple admirable, aimable (quoique prudent), paisible, ordonné et ingénieux.

On apprend également qu’après « l’adoption par les habitants des Tokelau d’un régime alimentaire plus occidental, la qualité de leur dentition déclina de manière dramatique. La nourriture riche en fibre, les noix de coco et le fruit à pain furent graduellement remplacés par le sucre raffiné et la farine blanche, et en résultat, dans la catégorie des 15-19 ans, l’incidence des caries dentaires fut multiplié par 8 (de 0-1 dent à 8 dents), tandis qu’elle quadruplait dans la catégorie des 35-44 ans (de 4 dents à 17 dents), et ce, en à peine 35 ans. »

Signalons également qu’avec le passage au régime alimentaire occidental, on observe un net phénomène de prise de poids chez les habitants des ces îles.

Les problèmes, pour les Tokelau, ont donc commencé en 1765, lorsque le commodore britannique John Byron a « découvert » cet archipel.

Le linguiste Jacques Leclerc affirme d’ailleurs sur son site, à son propos, que « l’avenir de cette société est pour le moment relativement assuré, tant et aussi longtemps qu’elle restera à l’écart du monde moderne ». Un bel échec (assez représentatif de ce que nombre de cultures ont subi après avoir été colonisées/évangélisées/civilisées), au vu des récents changements qu’a connu l’archipel, comme vous allez pouvoir le constater.

En effet, si auparavant la culture y était de type polynésienne, elle commença à changer radicalement dès l’arrivée des missionnaires chrétiens, sous l’influence de la culture occidentale (la civilisation) que ceux-ci apportaient.

Avec le temps, la modernité commença à s’y installer, doucement, cependant — l’archipel ne fut raccordé au réseau téléphonique mondial qu’en 1994 — en raison de la situation géographique des îles, très isolées ; des générateurs fonctionnant au diesel y furent installés au cours des dernières décennies.

Tant que l’archipel était dépendant du pétrole importé des Samoa — à raison de 200 litres quotidiens, le courant n’était disponible que quelques heures par jour.

 
Ce n’est plus le cas aujourd’hui ; en effet le courant est désormais disponible 24h/24 depuis qu’une « centrale solaire » (ci-dessus) y a été installée en 2012 ; pas moins de 4032 panneaux solaires, totalisant une puissance d’1 MW, ont été implantés sur les trois îles par l’entreprise néo-zélandaise Powersmart Solar en collaboration avec IT Power Australia :

« En second lieu 1344 batteries de 250 kg chacune, soit 336 tonnes au total, assistent le parc. […] Enfin, les générateurs diesel déjà en place ne vont pas être éliminés. Ils serviront en appoint (back-up) les jours où la production solaire est vraiment très faible [et lors des journées de maintenance de la centrale solaire, NdA]. […] Au final, plus de 95% de l’électricité consommée dans les 3 atolls sera solaire, et moins de 5% sera d’origine fossile ou biomasse ».

Récapitulons. Un archipel du Pacifique Sud où vivent quelques centaines de personnes, qui subsistent de façon traditionnelle, de manière autonome, voit son quotidien bouleversé par l’arrivée des missionnaires chrétiens, puis, au fur et à mesure, par l’industrialisme que ces derniers apportent, et qui réorganise leur mode de vie.

Très récemment (en 2014), Arte a produit un documentaire intitulé « le paradis solaire des Tokelau », dont le but est de convaincre les téléspectateurs — en leur expliquant que les Tokelau sont « devenues pionnières en matière d’énergies renouvelables » — qu’il s’agit là d’un fabuleux progrès, et que ces îles sont devenues la vitrine ultime du futur 100% écologique qui nous attend tous.

« Les Tokelau sont ainsi devenues le premier territoire autonome grâce uniquement à l’énergie solaire ».

*Toutes les citations en rouge, dans cet article, sont tirées du documentaire d’Arte sur les Tokelau.

L’autonomie peut se définir par « la capacité de quelqu’un à être autonome, à ne pas être dépendant d’autrui ; caractère de quelque chose qui fonctionne ou évolue indépendamment d’autre chose » ; elle relève donc du fait de ne pas dépendre de. La perte de l’autonomie mène à la dépendance. Or Arte affirme ici qu’un territoire est autonome alors qu’il dépend de la production d’électricité par une centrale solaire. Le mot autonome, utilisé ainsi, est une contre-vérité. Une manipulation sémantique.

Les habitants des Tokelau, autrefois autonomes — avant que ne soit implanté chez eux le mode de vie industriel — sont désormais entièrement dépendants (ils l’étaient déjà en partie vis-à-vis des générateurs au diesel) de la production d’électricité générée par la centrale solaire qui a été construite sur leur archipel.

En effet, si leur alimentation ne dépendait autrefois que des ressources dont ils disposaient localement, elle dépend aujourd’hui de tout un tas de produits importés — ils cuisaient auparavant leurs plats dans des feuilles de bananier, aujourd’hui, progrès oblige, ils cuisent leurs plats dans des feuilles d’aluminium, qui, elles, ne poussent pas dans les arbres ; ils importent également du riz, des sodas, de l’alcool et bien d’autres choses encore.

« Désormais on ne peut plus se passer du papier aluminium dans la cuisine des mers du Sud ; autrefois, on enroulait les aliments dans des feuilles de bananier ».

 
« Le délit le plus fréquent est l’abus d’alcool chez les mineurs, ici l’âge légal pour en consommer est de 20 ans, mais en général, les jeunes commencent à boire dès 16 ans […] Au magasin du village, la bière est rationnée, il n’y a ni vin, ni alcool fort ».

Dans le numéro 251 du magazine New Internationalist (un média à but non-lucratif, spécialisé dans les droits humains, la politique et la justice sociale et environnementale, qui existe depuis plus de 40 ans), en date de janvier 1994, on apprend que « l’alcoolisme est devenu commun sur l’archipel, ainsi que l’obésité ». Progrès oblige.

Si leur mode de vie était auparavant exempt de plastique, et épargné par ses pollutions, ce n’est plus le cas. De nombreux objets en contenant, vêtements, outils et ustensiles en tous genres, sont désormais régulièrement importés sur leur archipel.

Si leur mode de vie était auparavant proche de la nature, qu’il encourageait son contact journalier, et nécessitait des efforts physiques importants, les choses ont bien changé. Depuis que l’archipel possède sa propre centrale solaire, tous les habitants possèdent, dans leurs maisons, des télévisions à écrans plats, des smartphones, des tablettes, des congélateurs et ont accès à internet.

« Conséquence : les gens regardent plus la télévision, et pas seulement les enfants ; auparavant les générateurs étaient coupés le soir, à présent, les postes restent allumés presque tout le temps ».

 

Depuis l’avènement de leur bénédiction solaire, ils peuvent effectivement commander tout et n’importe quoi sur Amazon, comme le font les civilisés ; se faire livrer des réfrigérateurs, des congélateurs, des machines à laver, et tous ces objets dont la conception, la fabrication et l’assemblage participent allègrement à la pollution de l’air, de l’eau et des sols de la planète (parce que nécessitant l’industrie de l’extraction minière, l’industrie chimique, l’industrie du plastique, et des transports mondialisés eux-mêmes sources de pollutions colossales, etc.)

Comble du ridicule, le documentaire d’Arte nous montre qu’ils possèdent désormais des petites voiturettes de golf électriques (une voiture électrique doit être fabriquée, n’est pas non plus construite en rien ; donc extractions minières, transport des matières premières, assemblages en usines, etc. ; ce que l’imaginaire collectif semble totalement omettre) pour se déplacer sur leurs îles minuscules.

Autre point intéressant à souligner, toute cette autonomie dépendance n’a pu être mise en place qu’à l’aide des subventions de l’état néo-zélandais, et les habitants doivent, en contrepartie, effectuer des travaux d’intérêts collectifs, comme « la construction de route » (écologie, bonsoir).

Plusieurs articles que nous avons publiés sur notre site exposent les raisons pour lesquelles les énergies soi-disant « renouvelables » ne sont pas des solutions, mais des problèmes. Ce reportage d’Arte l’illustre à merveille.

Les panneaux solaires ne poussent pas dans les arbres, pas plus que les feuilles d’aluminium ne poussent dans l’aluminier. Leur fabrication requiert des extractions de matières premières (entre autres, de l’aluminium, des terres rares, principalement extraites et traitées en Chine, où ces processus entrainent de nombreuses dégradations environnementales ; les déchets des usines polluent des lacs et des rivières, tuent la faune et la flore qui y vivent ; les usines consomment des combustibles fossiles et émettent des GES, Gaz à Effet de Serre, dans l’atmosphère ; etc.), ensuite assemblées pour obtenir un panneau solaire, qui doit alors être acheminé vers l’endroit où il sera installé. Des GES ont été émis dans l’atmosphère durant chaque étape de ce processus. Des GES seront également émis dans l’atmosphère lors de la maintenance de ces panneaux solaires et lors de leur remplacement (durée de vie : entre 20 et 30 ans).
L’extraction de terres rares, ça donne ça, comme bien d’autres extractions.

Même chose pour les « plus de 1300 batteries au plomb », qui servent à stocker l’énergie (il s’agit d’un déchet dangereux pour la santé et pour l’environnement, ces batteries doivent être collectées et retraitées par des sociétés spécialisées) ; dont la durée de vie est également limitée. Le plomb fait partie des plus toxiques des métaux lourds. Il s’agit là encore d’une aberration écologique, qu’ils admettent mais écartent tranquillement par la pensée magique, comme on peut le lire sur un site néozélandais présentant et vantant ce projet miracle :

« La présence de grosses batteries plomb-acide pose effectivement un risque environnemental potentiel, cependant, une formation adéquate et des mécanismes de recyclage planifiés permettront d’atténuer ce risque. »

 

Afin de transformer le courant continu produit par les panneaux solaires en courant alternatif pour l’usage domestique, « des centaines d’onduleurs, fabriqués en Allemagne » par l’entreprise SolarWorld, ont également été installés, qui ont eux aussi une durée de vie limitée, encore plus réduite, et doivent être changés tous les 10 ans, environ (avec le transport que cela induit, les extractions des matières premières nécessaires, les émissions de GES et la consommation d’énergie du tout). L’industrie de la fabrication des onduleurs, comme celle de la fabrication des panneaux solaires, laisse dans son sillon une traînée de destructions liée à l’extractivisme et à ses conséquences, mais aussi aux émissions de divers polluants.

L’installation est reliée à internet 24h/24, pour être surveillée, contrôlée, et au besoin gérée. Une dépendance de plus. Sachant que « le coût énergétique d’Internet équivaut à 30 centrales nucléaires » (évaluation datant de 2012) et que « selon un rapport de Global e-Sustainability Initiative (GeSI), les centres de traitement de données (data centers) des géants du web sont responsables de 2% des émissions de CO2 dans le monde. C’est autant que ce qu’émet l’aviation civile ».

« Quand le bateau ne passe pas, des produits vitaux viennent à manquer, comme les cannes à pêche, l’essence pour les hors-bords, le riz, sans oublier la bière des Samoa«

Il faut également souligner un autre problème croissant et particulièrement gênant auquel les habitants de cet archipel doivent faire face : le déclin des populations de poissons de leurs eaux territoriales — « Nous ne prenons plus autant de poissons qu’avant ». Avec l’arrivée de la civilisation industrielle, la pêche industrielle illégale s’est développée et a commencé à anéantir la plus vitale de leurs ressources — contrairement aux cannes à pêches, à l’essence et à la bière, qui n’ont rien de vital, bien au contraire ; considérer que l’essence est une ressource vitale, c’est la marque de la civilisation industrielle, qui ne s’arrêtera pas avant d’avoir extrait et brûlé jusqu’à la dernière goutte de sa « ressource vitale ».

Si l’arrivée des missionnaires chrétiens avait posé la première pierre du processus qui allait rendre la population de l’archipel dépendante du fonctionnement d’une économie mondialisée fondamentalement polluante et destructrice, les générateurs au fuel et l’intégration des Tokelau à un réseau de transport maritime de biens industriels l’ont affirmé, et l’implantation d’une centrale solaire l’approfondit encore.

Le mode de vie traditionnel des premiers habitants de l’île — un mode de vie démocratique, parce qu’uniquement basé sur les ressources dont ils disposaient sur place, sur leurs propres savoir-faire — a été phagocyté, et remplacé par un mode de vie autoritaire. En effet, si la vie et la survie des tokelauan d’avant le débarquement de la civilisation industrielle ne dépendaient que d’eux-mêmes, s’ils contrôlaient eux-mêmes tous les aspects de leur existence — principalement la provenance de leur alimentation, leur habitat, leur moyens de subsistances élémentaires —, ils dépendent aujourd’hui des infrastructures de la civilisation industrielle, ne savent plus cuisiner sans électricité industrielle, sans produits comme les feuilles d’aluminium, sans outils modernes, se nourrissent de produits importés, vivent dans des bâtiments construits à l’aide de machines industrielles, et ainsi de suite (Lewis Mumford a bien analysé ce phénomène et distingue lui les techniques autoritaires et les techniques démocratiques).

Ils dépendent désormais entièrement — comme nous tous qui vivons au sein de la civilisation industrielle — de machines, d’outils et de produits dont ils ne contrôlent ni la conception, ni la fabrication, ni le transport, ni la maintenance, au niveau sociétal, et qui sont des nuisances polluantes et destructrices pour la planète, au niveau écologique.

Pire encore, cerise sur le progrès, la plus cruciale de leurs ressources, celle qui leur a véritablement permis de vivre de manière autonome sur cet archipel, et ce depuis des siècles, le poisson, décline ; et plus stupide encore, si c’est possible, la civilisation industrielle et son économie mondialisée, dont ils sont entièrement dépendants aujourd’hui, va, très certainement au cours de ce siècle, entraîner une élévation du niveau des océans qui submergera totalement leurs îles — ils ont déjà construits plusieurs digues pour se protéger des raz-de-marée et des inondations de plus en plus fréquents.

Résumons ; une population qui vivait autrefois de la pêche et de la cueillette, en bonne santé, qui dépendait uniquement des ressources locales dont elle disposait, qui se passait très bien du plastique, des télévisions, des smartphones, d’internet, des feuilles d’aluminium, des congélateurs, du coca-cola, des bières et des voiturettes de golf, a vu sa santé décliner au fur et à mesure qu’elle était rendue dépendante de toutes ces choses, et cette ultra-dépendance est appelée « autonomie » par les progressistes du monde entier.

Note de fin : L’actualité de ce petit archipel nous dévoile (ou nous rappelle) l’objectif du développement par les états et les corporations des énergies soi-disant « vertes », qui était déjà l’objectif du déploiement du réseau électrique basé sur les combustibles fossiles (auxquels les « renouvelables » viennent simplement s’ajouter, cf. « Pour une histoire désorientée de l’énergie » de Jean-Baptiste Fressoz), et qui consiste finalement en un raccordement de tous — puisque chaque être humain est un consommateur ou ouvrier potentiel et donc un profit potentiel, ou simplement un rouage de plus pour faire avancer la machine infernale du progrès technologique — à la société de consommation industrielle et à ses lois du marché, à la grande démocratie libérale planétaire qui se dessine. A la machine bureaucratique en La mission civilisatrice suit son cours.

Tout comme il était (et est) inconcevable pour les européens des siècles précédents (et pour certains de notre temps) de ne pas chercher à apporter le christianisme et la civilisation à tous les peuples d’une planète que leur idéologie les poussait à conquérir, il est inconcevable pour tous ceux qui font actuellement partie d’une culture expansionniste (et suprémaciste, qui se considère supérieure) de ne pas l’encourager, ainsi, il parait impensable pour les humains industriels de ne pas intégrer l’humanité entière à la société de consommation industrielle (ou pour les technocrates de ne pas intégrer l’humanité entière à leur technocratie). Il n’y a pas un endroit qui ne doit ni ne peut être laissé tranquille. Peu importe les dégâts sociaux et environnementaux. Peu importe que de tous temps des individus et des peuples se soient battus contre la colonisation, contre l’occidentalisation du monde ; peu importe qu’ils aient été soit détruits soit assimilés de force par la marche autoritaire du progrès ; peu importe que certains soient encore là à se battre contre, comme l’affirme Ati Quigua du peuple Arhuaco de Colombie : « Nous nous battons pour ne pas avoir de routes et d’électricité — cette forme d’auto-destruction qui est appelée « développement » c’est précisément ce que nous essayons d’éviter ».

Autrefois, ceux qui défendaient la colonisation vantaient tout le bien (le progrès!) que celle-ci apportait à des peuples considérés comme à moitié ou pleinement barbares, grâce aux institutions qu’elle mettait en place. Aujourd’hui, la civilisation continue et cherche à apporter (à imposer) l’électricité et ses bienfaits à tous les peuples du monde, même les plus isolés ; on apporte l’électricité comme on apportait l’évangile, le fiat lux sacré est remplacé par l’interrupteur, non moins sacré, la lumière de Dieu par la lumière d’une ampoule Philips™et l’ethnocide suit son cours ; les cultures ainsi prises dans cette toile électronique sont dénaturées au point d’être détruites et remplacées par une monoculture d’origine occidentale, la civilisation (désormais industrielle ou technocratique). Cette monoculture dont parle l’anthropologue français Claude Lévi-Strauss : « L’humanité s’installe dans la mono-culture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat ».

Que ce soit à travers l’électrification du monde, ou à travers sa scolarisation, chaque jour qui passe, avec la mondialisation progresse la standardisation — que décrit James C. Scott dans l’extrait qui suit, tiré de son livre « Petit éloge de l’anarchisme » —, qui n’en est finalement qu’une autre appellation :



« L’essor du module politique moderne et aujourd’hui hégémonique de l’État-nation a déplacé et ensuite écrasé toute une série de formes politiques vernaculaires : des bandes sans État, des tribus, des cités libres, des confédérations de villes aux contours souples, des communautés d’esclaves marrons et des empires. À leur place, désormais, se trouve partout un modèle vernaculaire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codifié au XVIIème siècle et subséquemment déguisé en système universel. En prenant plusieurs centaines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est étonnant de constater à quel point on trouve, partout dans le monde, pratiquement le même ordre institutionnel: un drapeau national, un hymne national, des théâtres nationaux, des orchestres nationaux, des chefs d’État, un parlement (réel ou fictif), une banque centrale, une liste de ministères, tous plus ou moins les mêmes et tous organisés de la même façon, un appareil de sécurité, etc. Les empires coloniaux et l’émulation « moderniste » ont joué un rôle de propagande pour ce modèle, mais son emprise n’est viable que dans la mesure où ces institutions sont des mécanismes universels qui intègrent une unité politique aux systèmes internationaux établis. Il y avait, jusqu’à 1989, deux pôles d’émulation. Dans le bloc socialiste, on pouvait passer de la Tchécoslovaquie au Mozambique, en passant par Cuba, le Vietnam, le Laos et la Mongolie et observer plus ou moins le même appareil central de planification, les mêmes fermes collectives et les mêmes plans quinquennaux. Depuis, à quelques exceptions près, un seul et unique standard s’est imposé. […]

Aujourd’hui, au-delà de l’État-nation comme tel, les forces de la standardisation sont représentées par des organisations internationales. L’objectif principal d’institutions comme la Banque mondiale, le FMI, I’OMC, l’Unesco et même l’Unicef et la Cour internationale est de propager partout dans le monde des standards normatifs (des « pratiques exemplaires ») originaires, encore une fois, des nations de l’Atlantique Nord. Le poids financier de ces agences est tel que le fait de ne pas se conformer à leurs recommandations entraîne des pénalités considérables qui prennent la forme d’annulations de prêts et de l’aide internationale. Le charmant euphémisme « harmonisation » désigne maintenant ce processus d’alignement institutionnel. Les sociétés multinationales jouent également un rôle déterminant dans ce projet de standardisation. Elles aussi prospèrent dans des contextes cosmopolites familiers et homogénéisés où l’ordre légal, la réglementation commerciale, le système monétaire, etc. sont uniformes. De plus, elles travaillent constamment, par la vente de leurs produits et services et par la publicité, à fabriquer des consommateurs, dont les goûts et les besoins sont leur matière première. […]

Le résultat est une sévère réduction de la diversité culturelle, politique et économique, c’est-à-dire une homogénéisation massive des langues, des cultures, des systèmes de propriété, des formes politiques et, surtout, des sensibilités et des mondes vécus qui leur permettent de perdurer.Il est maintenant possible de se projeter avec angoisse au jour, dans un avenir rapproché, où l’homme d’affaires de l’Atlantique Nord, en sortant de l’avion, trouvera partout dans le monde un ordre institutionnel (des lois, des codes de commerce, des ministères, des systèmes de circulation, des formes de propriétés, des régimes fonciers, etc.) tout à fait familier. Et pourquoi pas? Ces formes sont essentiellement les siennes. Seuls la cuisine, la musique, les danses et les costumes traditionnels demeureront exotiques et folkloriques… bien que complètement commercialisés.

 

Nicolas Casaux 

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