05 septembre 2016

Petit traité de l'abandon


"Être vrai, me dépouiller des masques, oser l’abandon plutôt que la lutte, voilà qui me guide dans le périple de l’existence, où jamais nous ne pouvons nous installer." C’est l’ambitieux programme auquel nous convie Alexandre Jollien dans son nouveau livre, le Petit traité de l'abandon, où il puise dans la tradition du zen, mais aussi dans la foi chrétienne, sa "langue maternelle". En voici des extraits:

1 - Observer que ce n’est pas compliqué

Un mien ami a coutume de répéter cette phrase qui m’apaise et m’enseigne durablement. Je le vois serein au milieu du plus grand pétrin, dans mille difficultés, toujours calme et paisible. « Ce n’est pas compliqué » : cette expression n’est pas une invitation à la résignation, à baisser les bras. Au contraire, cet ami si serein est toujours dans le réel, à poser des actes pour aller mieux. J’y trouve assurément une nouvelle ascèse. Ne pas compliquer les choses. Ne rien surajouter quand les difficultés apparaissent. Sans les nier, il s’agit de retourner au réel, de voir que l’imaginaire, comme un cheval, s’emballe et empire la situation. « Ce n’est pas compliqué », c’est finalement revenir à l’immédiat, au réel. Qu’est-ce qui se passe ? Qu’est-ce que j’ai sous les yeux pour passer à l’action et calmer le mental ? Je me rends à la banque, je mets ma carte de crédit dans l’appareil et l’appareil me l’avale. « Ce n’est pas compliqué. » Au lieu de me perdre en de vaines critiques qui me conduiront inévitablement à remettre en cause le système bancaire tout entier, je pose un acte, je passe à l’action. « Ce n’est pas compliqué » : j’appelle le préposé aux cartes. « Ce n’est pas compliqué » : je me détends, je respire un moment.

2 - Poser de petits actes de confiance

Selon ce qu’a écrit Aristote, c’est en pratiquant la vertu que l’on acquiert la vertu. C’est en posant de petits actes de confiance que l’on devient confiant. Moi, je me disais souvent : « Quand j’aurai la confiance, je ferai des actes de confiance. » C’est le contraire qui est vrai. C’est en faisant chaque jour un tout petit peu confiance à la vie que, peu à peu, la confiance se découvre. Il ne s’agit pas d’importer la confiance mais de voir qu’elle est déjà en nous. Quand je prends ma petite fille Céleste dans mes bras, elle ne se dit pas : « Papa a des spasmes, il va me lâcher, je vais m’écraser sur les carreaux de la cuisine. » Non, elle se donne totalement. Je crois que la détermination, c’est conjuguer l’abandon et une infinie confiance en la vie. Qu’est-ce que je peux faire pour me protéger de la vie ? Absolument rien. Et pourtant, jour après jour, j’essaie de construire des boucliers et des façades qui me protégeraient du tragique de l’existence. La dimension tragique de l’existence fait partie de la vie. Quand on l’a compris du fond de son être, on peut danser avec ce tragique sans se crisper. Mais en attendant, il faut beaucoup de détermination pour s’en approcher, même petit à petit. Le philosophe Amiel disait : « 1 000 pas en avant, 999 en arrière. C’est cela le progrès. » Le désir aliéné voudrait que l’on progresse une fois pour toutes, que l’on guérisse de toutes nos blessures intérieures. Mais la chose est sans doute radicalement impossible. Ce qui nous sauve, c’est de savoir que l’on ne peut pas guérir de ses blessures mais que l’on peut vivre avec, que l’on peut cohabiter avec elles sans qu’il y ait nécessairement de l’amertume.

3 - Tendre l’oreille à son cœur qui est déjà en paix

Est-ce que j’ai la foi ? La réponse est oui et non. Certains jours, je me lève croyant pour me coucher athée. Pourtant, lorsque je médite en profondeur, la réponse est oui. Au niveau du cœur, j’y crois totalement ; mais rationnellement, c’est plus compliqué. Quand j’ai réalisé ce contraste entre le cœur et l’esprit, j’ai éprouvé une joie infinie parce que j’y ai trouvé une fois de plus une invitation à descendre au fond du fond. Comme en pleine mer : à la surface il y a 1 000 vagues, mais au fond du fond, c’est calme, immensément calme et bienveillant. Plein de joie, j’ai réalisé que je devais tendre l’oreille à mon cœur qui, lui, est déjà en paix. Le cœur, d’ailleurs, ne dit jamais non. J’ai constaté que le cœur accepte la réalité, le handicap, la souffrance, les quolibets, les regards. C’est l’esprit qui m’en éloigne. C’est le mental, c’est la psychologie à deux sous que je me suis fabriquée.

4 - Être patient face à son impatience

J’ai lu chez le mystique Angelus Silesius une phrase qui me parle et me touche profondément. Il écrit : « Ami, sois patient. Celui qui veut se tenir devant le Seigneur doit d’abord marcher 40 ans parmi la tentation. » 40 ans, c’est long. Je voudrais tellement tourner la page de mes blessures et de mes fragilités ! Pourtant, Angelus Silesius m’indique l’attitude à avoir. Je crois que c’est là, peut-être, la grande fécondité. L’abandon, c’est peut-être ne plus considérer ses fragilités comme des ennemies à abattre. Ne plus considérer les blessures comme l’adversaire numéro un, mais les accueillir. Ami, sois patient ! Que celui qui veut se tenir devant le Seigneur soit dans la joie ! La prière c’est cela pour moi : être au fond du fond de nous-mêmes, là où la joie nous précède. Mais il faut d’abord marcher 40 ans parmi la tentation. J’enlèverais peut-être le « d’abord ». On peut marcher 40 ans dans la blessure et l’angoisse et être dans la joie. Ce n’est pas quand j’aurai réglé tous mes comptes avec la vie que je serai heureux. C’est ici et maintenant, avec mes 1 000 blessures, que je suis déjà dans la joie.

5 - Sentir parfois que Dieu est aussi impuissant que soi

Pour le chrétien, la prière procède avant tout d’une rencontre. Une rencontre avec le Christ, avec Jésus. Et ce qui me plaît dans le parcours de Jésus, si j’ose dire, si l’on regarde sa vie à vue humaine, c’est qu’il y a l’échec, sauf son adhésion totale à la vie. La croix, pour moi, c’est le degré zéro de l’espoir. Jésus a tout raté au moment de la croix. Tout a échoué. Pourtant, pour le croyant, pour le chrétien, c’est là que la vie commence. Elle gagne du terrain, ou plutôt, elle gagne en même temps qu’elle perd. C’est le degré zéro de la vie humaine, il n’y a pas d’espoir, et pourtant ce degré zéro devient le lieu du salut. Souvent, dans la prière, je pense à cela. Quand je suis vraiment dans la désolation, quand il n’y a plus rien à faire, j’ose l’abandon total. L’autre soir, j’étais dans mon lit, le sommeil ne venait pas. J’avais une gouttière dans la bouche pour limiter les tensions de ma nuque. J’avais une pompe à respirer sur le nez pour mieux dormir et un truc aux jambes pour diminuer les douleurs. Le sommeil ne venait pas. J’ai prié et j’ai senti que Dieu était aussi impuissant que moi dans cette situation. Paradoxalement, cela m’a conduit à l’abandon total. Et c’est peut-être cela le miracle. Dix minutes après, je ronflais comme un sonneur.

6 - Ne pas prétendre maîtriser la vie

Ce qui contrarie le plus l’humilité ce n’est pas la connaissance de ses compétences, ni de ses talents comme dit l’Évangile, mais c’est la prétention. Quand je prétends maîtriser la vie, ou vouloir changer l’autre, je m’éloigne de la terre. Il me plaît

que le mot « humilité » contienne la racine humus, la terre, qui nous rapproche aussi de l’humour. L’humour peut facilement – enfin, quand il ne consiste pas à se moquer de l’autre – nous rapprocher de la terre, de ce que nous sommes vraiment. Un auteur anglais a dit : « Les commodités, les toilettes, c’est le lieu pour apprendre l’humilité. » L’humilité, c’est être juste à sa place. Elle se conjugue également, comme pour Spinoza, avec un acquiescement total à soi. Celui qui se dénigre va mendier à l’extérieur l’acquiescement, le bonheur, le plaisir, la joie d’être. Tandis que l’humble, parce qu’il « colle » à la réalité, n’a pas besoin d’importer le bonheur. Le suffisant et celui qui se dénigre sont loin de l’humilité. Le premier se coupe du monde en ne comptant que sur lui-même. Le second se coupe de lui-même en ne comptant que sur les autres. Ce qui m’aide à m’approcher peu ou prou de l’humilité, c’est la consigne d’Épicure qui disait en substance que quand un autre nous critique, c’est un gain plus qu’une perte. J’aime l’idée que l’humilité, ce n’est pas se formaliser des remarques des autres, mais juste être en accord total avec la réalité du moment. Je ne suis pas ce que j’étais hier, je ne suis pas ce que je serai demain, je suis humblement ce que je suis ici et maintenant. Être humblement, là, signifie totalement, pleinement, joyeusement.

Pour aller plus loin

Petit Traité de l’abandon. Pensées pour accueillir la vie telle qu’elle se propose, par Alexandre Jollien, Seuil, Essais religieux, 14,50 €. Alexandre Jollien est né le 26 novembre 1975 dans le Valais (Suisse). Il a vécu 17 ans dans une institution spécialisée pour personnes handicapées physiques. Philosophe et écrivain, ce père de trois enfants est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Éloge de la faiblesse (Cerf, 1999, prix Mottart de l’Académie française) et le Métier d’homme (Seuil, 2002), la Construction de soi (Seuil, 2006), le Philosophe nu (Seuil, 2010). Il est aussi chroniqueur à La Vie.

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