12 septembre 2016

L’accueil des réfugiés est un business très rentable


Jokarjo domine le marché suédois de l’hébergement des demandeurs d’asile, en partie confié au privé. A sa tête, Bert Karlsson. Un ­self-made-man qui, il y a vingt-cinq ans, avait fondé un parti anti-immigration !

« Hej ! » lance un garçonnet aux cheveux de jais, tout fier de pouvoir dire bonjour en suédois. Bert Karlsson lui répond du tac au tac et pénètre dans le réfectoire. Des visages se tournent. L'arrivée du propriétaire des lieux ne passe pas inaperçue. Bert Karlsson a l'habitude de parler fort. « Ici, on sert 1.800 repas par jour ! » se congratule-t-il, avant de filer vérifier avec le concierge que tout se passe bien. Haut de quatre étages, l'ancien sanatorium de Stora Ekeberg est le navire amiral de son groupe, Jokarjo AB. Un acteur inconnu en France, mais leader incontesté, en Suède, d'un secteur qui a connu une forte expansion ces dernières années : les centres d'accueil pour demandeurs d'asile, confiés en partie au privé en raison des besoins importants.

Celui de Stora Ekeberg, à la limite de ses capacités, héberge quelque 570 personnes. « Elles savent tout sur moi, elles m'ont "googlisé"... » glisse l'entrepreneur, pas mécontent de son anglicisme. Si tel est le cas, Syriens, Irakiens, Somaliens et autres vivant ici, à la campagne, à 350 kilomètres de Stockholm, ont pu découvrir que Bert Karlsson a, naguère, cofondé le premier parti contestataire de l'histoire moderne du royaume. Un parti populiste qui, entre deux grosses baisses d'impôts, promettait une politique nettement plus restrictive en matière d'immigration. L'époque - la première moitié des années 1990 - était à l'arrivée des réfugiés fuyant la guerre dans l'ex-Yougoslavie. Un quart de siècle plus tard, c'est une nouvelle crise humanitaire qui profite au même personnage.

Bert Karlsson, fondateur de Jokarjo, leader en Suède, d'un secteur en forte expansion : les centres d'accueil pour demandeurs d'asile. - Adam Ihse/AFP

De toutes les affaires dans lesquelles ce Suédois de soixante et onze ans s'est lancé durant sa carrière de self-made-man (loisirs, musique, télé-réalité, etc.), l'accueil des réfugiés est, de son propre aveu, « la plus rentable, sans aucun doute ». Fort de 60 centres, Jokarjo revendique un chiffre d'affaires d'environ 100 millions d'euros, et un bénéfice approchant les 10 millions. Quelque 9.000 demandeurs d'asile sont hébergés par ses soins, du nord au sud du pays. Soit environ 5 % de ceux qui se sont enregistrés en Suède l'an dernier, année record avec 163.000 requêtes. La précédente remontait à 1992 lorsque, en pleine guerre des Bal­kans, 84.000 personnes avaient frappé à la porte du royaume, déjà réputé pour sa politique d'accueil généreuse.

32 euros par réfugié par jour

Pour les 9,6 millions de Suédois, cette nouvelle vague de réfugiés - une des plus importantes au sein de l'UE au prorata de la population - représente un sacré défi. Les communes, qui sont censées les prendre en charge, ont dû puiser dans leurs ressources. Un peu partout, les capacités municipales d'hébergement ont été épuisées. Si bien que l'Office national des migrations a dû lancer des appels d'offres à destination du secteur privé, pour éviter que les demandeurs d'asile ne finissent dans des gymnases, voire sous la tente. C'est cette manne-là que se disputent plusieurs sociétés, Jokarjo en tête.

En 2012, Bert Karlsson achète Stora Ekeberg, à 8 kilomètres de son fief de Skara, la commune où il a grandi et pris son envol d'entrepreneur insatiable. L'ancien sanatorium est à l'abandon dans son parc boisé. Il le rénove pour un million d'euros, près de deux fois son prix d'achat. « J'étais assez sûr que ça allait marcher. J'avais vu la guerre en Syrie. Il était impossible que ça s'arrête », commente-t-il au volant de son SUV dernier cri. Au fur et à mesure qu'arrivent les réfugiés, Jokarjo achète deux sites supplémentaires. Les autres, il les loue pour des périodes correspondant aux contrats qu'il obtient de l'Office des migrations (le plus souvent trois ou six mois reconductibles) : hôtels, centres de conférences ou de vacances, etc. : « Nous payons plus que la concurrence. Il y a tellement de gens qui ont été roulés dans cette branche, il y a quelques gangsters... Mais le tri commence à se faire, les exigences sont plus fortes », avance le septuagénaire, qui travaille avec ses deux enfants, désormais propriétaires de la compagnie.

« L'Ikea de l'accueil »

Plus encore qu'avec son ex-maison de disques - Mariann Records, usine à tubes de variété suédoise revendue à Warner Music en 2006 -, le succès est au rendez-vous. Est-ce pour l'argent que le Suédois continue de travailler, alors que l'âge de la retraite a largement sonné et que ses activités lui valent des menaces de la part d'extrémistes de droite ? « Non, je continue, parce que je veux bâtir une grande entreprise », explique-t-il. Dès janvier 2014, il déclare dans un journal vouloir « créer l'Ikea de l'accueil des réfugiés ». « Par là, je voulais dire des prix plus bas et de la bonne qualité, argumente-t-il aujourd'hui. Avant que je n'arrive, les autres prenaient 600 couronnes (64 euros) par réfugié et par jour ! Il y avait une telle demande qu'on pouvait fixer n'importe quel prix... Avec moi, c'est au-dessous de 300 (32 euros). » Sous-entendu, contribuables suédois, vous pouvez me remercier...

Grâce à sa taille, Jokarjo a pu faire baisser les prix lors de commandes groupées pour ses dizaines de centres. Meubles, fours à micro-ondes et autres ustensiles, tout est négocié. Quant aux repas servis aux pensionnaires, ils sont désormais livrés par Food Company, une filiale qui prépare, emballe et congèle des plats à base d'aliments achetés en gros, et à bas prix, chez des fournisseurs. « Si on avait dû installer une cuisine dans chacun des centres, ça n'aurait jamais marché. » Quelques sites, dont Stora Ekeberg, sont l'exception qui confirme la règle.

La qualité des services est-elle toujours à la hauteur des ambitions du « roi de l'asile », comme l'a surnommé un journal suédois ? Ce n'est pas toujours le cas, d'après des informations paraissant, de temps à autre, dans la presse nationale et locale. Une grève de la faim a défrayé la chronique dans un centre, dont les occupants protestaient contre les portions de nourriture arrivant surgelées, qu'il fallait aller chercher dehors dans un container. Ailleurs, d'autres se sont plaints de la qualité de l'eau ou du manque de place. Ici et là, des inspections d'hygiène ont ­conclu à des manquements à la réglementation.

Du côté des concurrents, on accuse parfois Jokarjo d'user de sa position dominante. Par exemple, pour faire pression en vue de les obliger à acheter des repas préparés chez Food Company, sa filiale. Des accusations anonymes, relayées par la presse. Bert Karlsson dément et contre-attaque. Il dénonce ces groupes rivaux qui « ne payent pas d'impôts en Suède » et qui recrutent d'anciens responsables politiques pour « leur ouvrir les portes dans les communes ». A la clef, notamment, le « marché » des demandeurs d'asile âgés de moins de 18 ans arrivés seuls en Suède, sans famille (35.000 rien qu'en 2015). « C'est le seul domaine qui ne donne pas lieu à des appels d'offres. Les communes décident. Elles signent des contrats mirobolants. Le prix par jour est deux fois supérieur à ce qu'il devrait être ! » Or Jokarjo n'a pu ouvrir qu'un seul centre de ce genre. « On me boycotte, même dans ma propre commune. »

Un homme d'affaires à la Trump

« Bert n'apprécie pas que la municipalité de Skara gère son propre centre pour réfugiés mineurs. Il adore la concurrence, mais à ­condition qu'elle ne nuise pas à ses affaires... » répond Fredrik Nordström dans sa mairie. Et d'ajouter en souriant : « Bert a besoin du conflit, cela a toujours été son moteur, tout comme il a besoin d'être au centre de tout et de critiquer le "système" en général. » L'intéressé ne dément pas, qui paraît flatté de se voir comparé à l'Américain Donald Trump, y compris sur le plan physique. A en croire l'élu local social-démocrate, l'envie d'en découdre avec « l'establishment » serait l'une des explications à l'engagement politique du plus connu des 19.000 habitants de sa commune. En 1991, Bert Karlsson avait surpris son monde en créant un nouveau parti, Nouvelle Démocratie, avec un comte, Ian Melcher Shering Wachtmeister af Johannishus. L'un de ses mots d'ordre : « s'amuser ». Quelques mois plus tard, le parti remportait 6,7 % des voix aux législatives et envoyait 25 députés au Parlement, dont ses cofondateurs.

Avec l'arrivée d'un nombre croissant de réfugiés des Balkans, le parti s'est durci, prônant l'obligation pour les arrivants de se soumettre à un test de dépistage du sida ; le remplacement des allocations versées aux réfugiés par des emprunts ; l'expulsion de ceux qui se comporteraient mal ; l'apprentissage du suédois dès l'arrivée dans le pays ; et la suppression du permis de résidence permanent. « Le genre de choses qui vous valent d'être qualifié de raciste... » grommelle aujourd'hui encore Bert Karlsson. Tout en se félicitant que le gouvernement actuel (une coalition entre sociaux-démocrates et verts) ait décidé de quasi généraliser le permis de résidence temporaire, à l'occasion d'un sérieux tour de vis donné fin 2015 pour décourager - non sans résultats - les candidats à l'asile en Suède.

L'entrepreneur rejette en tout cas l'adjectif « raciste », qui continue de lui coller à la peau. La preuve, soutient-il, « je vote chrétien-démocrate », et non pour le parti d'extrême droite (les Démocrates de Suède) qui, depuis la dissolution de Nouvelle Démocratie en 2000, ne cesse de progresser aux élections (12,9 % aux législatives de 2014). Karlsson se défend aussi en rappelant que Jokarjo a installé des salles de prière pour les musulmans vivant dans ses centres. Et organise des activités non prévues par les appels d'offres, comme des cours de gym ou des sorties. Enfin, la moitié des 500 salariés de la firme sont d'origine étrangère, la plupart de pays non-membres de l'UE. « Je les embauche parce qu'ils travaillent beaucoup mieux que ces paresseux de Suédois ! Il est vrai qu'au départ, je reçois souvent des subventions pour le faire. Mais elles ne durent pas », insiste Bert Karlsson.

Quant aux Syriens ou aux Irakiens transitant par ses centres, « ce sont des gens costauds, qui en veulent, qui cherchent à changer leur vie ». Il voit en eux ceux qui, dans le sillage des réfugiés des Balkans, « maintiendront le pays debout, en faisant les boulots dont les Suédois ne veulent plus ».
 
Antoine Jacob

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Remarque : Seul un membre de ce blog est autorisé à enregistrer un commentaire.