22 septembre 2014

L'Italie dans l’œil du cyclone

Une tornade sur Venise

Si même le plus haut pasteur de l’Église catholique parle de troisième guerre mondiale en cours, « par secteurs », pas encore globale, et alerte son troupeau contre les loups de guerre, les marchands d’armes, les spéculateurs financiers, les politiciens corrompus, et cherche à réveiller ses brebis de leur servile torpeur complice, c’est que la situation du monde est vraiment grave.

Ce n’est pas assez des désastres environnementaux du « progrès » capitaliste en train de détruire la planète, ni des tragédies des migrations forcées de pays à pays dans toutes les directions, ni des mutations anthropologiques induites par le « marché » pour transformer en singes pseudo-technologiques les êtres humains et en faire de machines à consommer : tout cela ne suffit pas, il faut des guerres et de grandes dévastations pour se rendre maîtres des ressources énergétiques et contenir la surpopulation. 
Et il faut faire vite.

Le cadre géopolitique est dramatiquement clair : à la crise structurelle du capitalisme financier, qui a dépassé depuis longtemps ses limites de « développement durable », l’Occident états-unien et européen (dont fait aussi partie Israël) répond par des stratégies d’agression et de domination, morcelant des États, désarticulant des organismes institutionnels, intervenant militairement (directement ou par procuration) et à travers les armes des campagnes médiatiques : ainsi de la destruction de l’Irak, des « printemps arabes » pour détruire la Libye et la Syrie et normaliser l’Égypte, du « printemps » ukrainien pour étendre à l’Est l’Otan et l’aire de « libre marché » du Traité transatlantique, du massacre de Gaza pour affaiblir la résistance à l’occupation, prévenir les accords entre le gouvernement palestinien et la Chine et saboter la mise en place d’un État palestinien.

Il faut « faire vite » parce que le terrorisme occidental rencontre des réactions croissantes, et la stratégie du chaos, fille du pragmatisme états-unien et inspirée par le vieil adage « divise pour régner » décliné par une oligarchie inculte et sans histoire, a le souffle court et révèle facilement ses dispositifs : exemplaire est l’affaire de l’ISIS, organisé et financé par les États-Unis contre la Syrie dans le dessein de désagréger tout organisme étatique dans l’aire Irak-Syrie-Iran et d’éliminer une base arrière historique des Palestiniens ; aujourd’hui l’ISIS, avec son soi-disant État islamique, est présenté par les medias occidentaux comme la plus féroce menace contre l’Occident : mais en est-il vraiment ainsi ?

Sous prétexte de sauver l’humanité des crimes de l’ISIS, le Prix Nobel de la paix Obama, dans son dernier discours à la Nation, s’est ménagé la possibilité d’une guerre de longue durée, à partir des bombardements du territoire syrien et du soutien aux « islamistes modérés » contre l’armée syrienne. Même les combattants de l’ISIS avaient été définis comme « modérés » au début de la campagne américaine contre la Syrie, et la décision de bombarder l’armée syrienne avait déjà été prise par Obama en 2013 : seules les réactions internationales l’avaient obligé à la repousser.

Autres prétextes : l’assassinat des trois jeunes Israéliens en Cisjordanie fut immédiatement attribué au Hamas et déclencha l’attaque contre le ghetto de Gaza (2000 morts, dont 500 enfants) ; ce crime, auquel le Hamas s’est toujours déclaré étranger, s’est révélé comme un excellent investissement pour le gouvernement israélien qui, de façon notoire, infiltre ses propres agents provocateurs dans la galaxie des formations palestiniennes.

La Syrie résiste, les Palestiniens résistent (et les liens entre Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie se sont renforcés), les Ukrainiens russophones de Crimée et de l’est résistent. En Ukraine, le coup d’État organisé par l’Otan a provoqué une dure confrontation avec la Russie et un renforcement des relations économiques et militaires entre Russie et Chine, et encore une fois la stratégie géopolitique américano-européenne est restée prisonnière de sa propre myopie. En effet, derrière le pouvoir oligarchique de la Russie de Poutine, l’expérience de l’Union soviétique est toujours là, vive et profonde, souterraine mais prête à resurgir, après 1989 et les désastres néo-libéraux qui s’en sont suivis. Contre les « fascistes » de Kiev, contre les bombardements sur Donetsk, l’anti-fascisme populaire a réémergé dans toute sa force.

Sur ce décor de fond, se déroule la vraie contradiction principale de la guerre économique entre les États-Unis et la Chine. Et, contre le Traité transatlantique de libre-échange (l’aire de marché de 800 millions de consommateurs qui devrait constituer la base arrière stratégique des États-Unis et de l’Europe), se renforce l’axe du BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), auquel est en train de se rattacher la Turquie, et qui exerce une influence croissante en Amérique latine, Asie et Afrique. Le gouvernement irakien d’Al Maliki a été renversé, alors qu’il allait nouer des relations économiques avec la Chine, et, parmi les véritables causes de l’opération israélienne contre le ghetto de Gaza, il y a eu la tentative de bloquer un accord entre le gouvernement palestinien et la Chine, pour l’exploitation d’un important gisement pétrolifère marin.

Le développement du capitalisme financier occidental a d’ores et déjà dépassé ses limites structurelles. L’Empire américain est en crise et il ne suffira pas d’augmenter le chiffre d’affaires de l’industrie militaire. La multiplication des fronts de guerre entraînera des coûts insoutenables, et il y a aussi une limite à cela. Le mode de production capitaliste entre dans une phase d’autophagie destructrice. Nous voyons s’ouvrir une phase de nécessaire transformation de ce mode de production : c’est et ce sera là le terrain de confrontation et de conflit au niveau international. Le monde (la planète) devra suivre d’autres voies, d’une économie autre, de modalités sociales et étatiques autres, en repensant profondément son histoire, l’expérience économique et sociale du passé, à partir des tentatives avortées du socialisme soviétique et de leur diaspora hérétique dans les années trente du XXe siècle.

D’autres expériences importantes sont celles tentées dans les années soixante par les mouvements de libération en Afrique, Asie et Amérique latine, avec leurs résultats actuels. Il faut revenir à l’école de la prospective politique, remettre au centre de l’élaboration théorique l’analyse historique et économique en fonction de l’organisation politique révolutionnaire, socialiste et internationaliste. Cela se fait dans tous les secteurs du monde. Positives sont les liaisons, informations, initiatives communes dans le cadre d’une nouvelle internationale de l’égalitarisme, de la démocratie (démocratie directe et contrôle d’en bas des pouvoirs délégués) et du socialisme (plus il y aura de socialisme, plus il y a de liberté).

Parler de l’Italie dans ce cadre géopolitique et de potentialités de changement peut sembler à la limite embarrassant. Le pays est en récession, totalement subalterne dans les stratégies américaines et de l’Europe du nord, dirigé par les commissaires d’une Union européenne sous égide allemande. La structure industrielle basée sur des petites et moyennes entreprises ne permet pas d’opérer d’« innovation compétitive », l’énorme et incontrôlable dette publique ne permet pas de politique d’investissements, le rapport avec les investisseurs étrangers ne peut se faire que sur le terrain d’un bradage des biens publics. La Grèce est proche, le modèle expérimenté par l’Union européenne est en fait déjà appliqué aussi en Italie : précarisation du travail et réduction de son coût, désengagement financier de la machine de l’administration publique et des services publics (école, santé), privatisations, concentration des ressources sur de grands travaux spéculatifs, collusion avec les gros évadés fiscaux et les réseaux économiques de la criminalité (l’économie illégale qui constitue pourtant, dans le PIB, un argument important à faire valoir à Bruxelles).

Le processus, commencé dans les années quatre-vingt, développé pendant les vingt ans de la domination de Berlusconi et par les gouvernements « européens » successifs de Monti et Letta, est aujourd’hui conduit par les voyous du gouvernement actuel, décidément « américain ». La hâte du commis de Pontassieve [1] à mettre à mal la Constitution pour concentrer le pouvoir de la misérable oligarchie du pays et réduire les contrôles constitutionnels sur la base du « pacte du Voyou » [2] et sur la ligne de la Loge P2 de Lucio Gelli [3], l’attaque systématique contre l’école publique et l’administration publique, l’implication active de l’Italie dans les opérations de guerre du boss américain et de ses complices (les avions de chasse israéliens s’entraînent en Sardaigne) sont autant de faits de trahison de la Constitution et des intérêts du pays.

Et les « Italiens » ? L’art national de la débrouille et de la survie laisse encore quelque marge de manœuvre. On peut encore suivre avec désenchantement et résignation le spectacle pitoyable d’une politique réduite à « nos affaires » [4], de gens rendus gâteux par les armes de distraction massive d’une information réduite à des ordures (de la chronique des faits divers sanglants à l’héroïsme de deux petits marins), prisonniers de l’ignorance et de l’inculture. Nous sommes dans l’œil du cyclone, ici nous sommes en paix, pour le moment. Mais il n’en sera pas toujours ainsi.

Les sans-voix (dans les périphéries urbaines, dans la province italienne, immense et éparpillée) se taisent, mais c’est le silence de ceux qui n’ont plus aucun représentant politique, dans une sorte de no man’s land. Entre les vies des individus et un pouvoir hostile, indifférent au sort des jeunes précaires, des ouvriers réduits en esclavage, des fonctionnaires criminalisés, des chômeurs chroniques, il n’y a plus de médiations crédibles.

Combien de temps durera le prétendu consensus plébiscitaire des 41 % aux élections européennes (à peine plus de 20 % des suffrages des électeurs inscrits, un Italien sur cinq) ? Combien de temps durera la trouvaille (corruption électorale) des 80 euros [5] pour la base électorale de référence ?

Les « réformes » du voyageur de commerce de Pontassieve sont du vent, des embrouilles pour qui veut bien se laisser embrouiller, il n’y aura pas de « croissance », les pauvres seront de plus en plus pauvres, et les riches de plus en plus riches, protégés et garantis. Le temps de la barbarie reviendra vite, même dans l’œil du cyclone. Et l’alternative « socialisme ou barbarie » de Rosa Luxembourg [6] deviendra dramatiquement actuelle.

De cette crise non réformable, crise systémique, on ne pourra sortir que dans deux directions : la militarisation du territoire italien, le fascisme et la guerre civile, ou une démocratie reconstruite d’en bas, socialiste et internationaliste : là est l’âme, souterraine et profonde, prête à resurgir, de la meilleure Italie, qui réémerge plus ou moins spontanément dans de nombreuses expériences de base, locales et fragmentaires, mais importantes, d’opposition sociale à un pouvoir criminel.

Le dernier signal, ces jours-ci, vient de Sardaigne : contre les bases militaires, contre les « servitudes » de guerre, ils étaient nombreux à Capo Frasca, le 13 septembre, à dire NON. Et depuis le 15 septembre, les écoles publiques, nos plus importants ateliers pour la formation de subjectivités conscientes et autonomes, sont rouvertes. Dans ces mêmes jours, on commence à siffler le trombone de Pontassieve partout où il s’exhibe : la chasse est ouverte.

Un autre signal, tout à fait différent, vient du secteur entre Syrie, Liban, Irak et Kurdistan : le 13 septembre, sur l’initiative du Front al Nosra d’inspiration alquaïdiste, l’ISIS et les formations « modérées », parmi lesquelles le Front révolutionnaire syrien lié à l’Armée libre, bras armé de cette Coalition nationale qui, depuis 2012, est considérée par l’Occident comme le représentant légitime du peuple syrien, et, de ce fait, soutenue et armée par les États-Unis et l’Europe, ont signé un pacte de non-agression, pour concentrer leur activité militaire contre l’armée d’Assad, qui a repris le contrôle d’une bonne partie du nord du pays. Ainsi donc, les « égorgeurs » de l’ISIS deviennent les alliés des États-Unis dans la vraie partie qui se déroule sur le terrain : la désarticulation de l’État syrien (mais la partie reste encore entièrement à jouer, que ce soit sur le terrain, ou au niveau international, où encore une fois la Russie et le Chine sont en conflit avec les États-Unis et l’Europe) et le contrôle de toute cette aire, dans un cadre antiiranien.

Et l’Italie du parti unique Napolitano-Berlusconi-Renzi ? L’envoi symbolique d’armes aux Kurdes pour qu’ils se fassent tuer pour les intérêts occidentaux et la volonté déclarée de participation à la coalition anti-ISIS, mais en réalité anti-syrienne, une politique philo-israelienne, les belliqueuses déclarations anti-russes du grand stratège de Pontassieve (dont se dissocie Berlusconi, parce qu’il pense à ses propres affaires), sont sans doute le rugissement d’une souris, mais ils impliquent le pays tout entier dans la dure et irresponsable confrontation militaire entre l’Occident et le monde islamique. La tranquillité dans l’œil du cyclone devient de plus en plus improbable.

Lanfranco Binni
Traduit parRosa Llorens pour vineyardsaker.fr


Notes

[1] Pontassieve : commune près de Florence, où réside Matteo Renzi.

[2] Le « pacte du Voyou » est la traduction de l’italien « pacto del Lazzarone », surnom du « pacto del Nazareno » (pacte du Nazaréen), ainsi nommé à partir du siège du Parti démocratique de Renzi, via Nazareno, et conclu entre Renzi et Berlusconi en janvier 2014, avant les élections européennes, prévoyant une réforme de l’équilibre entre les deux Chambres, des relations entre l’État et les régions, et de la loi électorale.

[3] La Loge P2 de Lucio Gelli est une loge maçonnique impliquée dans un scandale politico-financier, et qui jouait un rôle de premier plan dans l’organisation secrète Gladio (mise en place par les États-Unis après la guerre) visant à déstabiliser l’Italie (au moyen notamment d’attentats sanglants) pour y instaurer un régime autoritaire.

[4] en italien, « cosa nostra », qui fait jeu de mots avec le nom de la mafia sicilienne.

[5] En mai 2014, juste avant les élections européennes, Renzi a annoncé un bonus de 80 euros par mois pour les revenus modestes.

[6] Rosa Luxemburg est une militante socialiste et théoricienne marxiste, née à Zamość (Empire russe, actuelle Pologne) le 5 mars 1871 (ou 1870). (Wikipédia, français)


Source : Nell’occhio del ciclone (ilponterivista.com, italien, 18-09-2014)
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