22 août 2013

Les Élus

 
Nul ne pouvait prévoir ce qui arriverait à compter de ce jour là, quand les ouvriers du chantier de la nouvelle prison d’État mirent au jour une ancienne nécropole.

Dès qu’ils le surent, toujours avides d’or et de puissance, les membres du Divin Panel y dépêchèrent une équipe pluri-disciplinaire chargée d’évaluer l’impact, le potentiel et les risques de la découverte.

Il s’agissait en fait d’une tombe isolée et extrêmement simple, mais d’une impressionnante richesse documentaire. Les murs étaient entièrement couverts de scènes peintes, et, chose curieuse, le tombeau était vide. Non pas que les pilleurs de tombes y soient parvenus, comme on le vit un peu plus tard, car on n’y trouva aucune trace d’effraction.

La nouvelle fut gardée secrète. Les ouvriers présents lors de l’invention furent déportés et mis au cachot, le temps qu’une escouade de techniciens des services spéciaux fasse tous les inventaires, les relevés, les enregistrements, les analyses nécessaires.

Puis on reboucha proprement l’excavation. Les plans de la prison furent modifiés afin d’éviter toute possibilité d’accès, et on coula sur l’ensemble une énorme dalle de béton allégé.

Peu à peu, les archéologues, les historiens et les spécialistes de la cryptographie et des arts anciens furent plus ou moins d’accord pour affirmer qu’on était en présence d’une œuvre unique, très ancienne, peut-être plus ancienne encore que les plus anciennes pyramides. Les scènes représentées sur les murs pouvaient être considérées comme une sorte de prophétie des temps qui allaient suivre, puisqu’on y retrouvait bien des événements avérés de l’histoire, d’une antiquité ignorée à l’antiquité connue, puis de l’histoire ancienne à nos jours, comme si un film se déroulait sur ces murs, y projetant le fil des temps depuis leur aube jusqu’à aujourd’hui.

La dernière scène représentait une étoile chevelue, une comète, bien sûr, et une foule nombreuse de femmes et d’hommes s’envolant, toutes ailes déployées, vers la nuit parsemée d’étoiles.

Quand elle parvint au palais, elle y fit un bruit sourd, aussi puissant qu’une déflagration souterraine.

Le cœur enfoui de la Citadelle émit une sorte de grondement de rage.

Tous les membres des Services Spéciaux furent activés, toutes les branches de la Haute Technicité mises en alerte, chacun, depuis l’obscur préposé aux tâches subalternes jusqu’aux plus distinguées personnalités du monde scientifique, religieux et militaires, chacun dut se plier à l’injonction du Divin Panel, et furent conviés, depuis toutes les antennes du Système à se rendre à la Citadelle pour un Symposium Extraordinaire.

Des milliers de convois convergèrent vers l’immense place-forte qui régulait le monde, en contrôlant chaque fibre, chaque cellule, chaque membre. Des jours durant, des trains et des cargos acheminèrent équipements et victuailles.

Tous les spécialistes de tous les domaines de la connaissance, de la prospective, du maintien de l’ordre étaient présents, chacun sachant exactement le fin mot de l’étiquette, le jeu des préséances, chacun connaissant le danger qui s’attachait à chacun de ses pas, tant les espions pullulaient, et la récompense qui pourrait lui échoir, s’il plaisait.

Les ascenseurs ne cessaient leurs allers-retours, engouffrant sous terre, à des centaines de mètres de profondeur, les milliers de personnes qui allaient participer au Symposium.

De quoi s’agissait-il ? Nul ne le savait. Rien n’avait filtré depuis l’invention de la tombe qui n’en était pas une.

Tous s’interrogeaient, mais sans rien en laisser voir. Il faut toujours sembler lisse, pour survivre. Ne rien montrer de ses émotions, jamais.

Ce fût devant l’immense amphithéâtre de 144 000 places, plein jusqu’au dernier siège, que les élus apprirent la nouvelle.

Les élus, oui. Le gratin du monde, l’intelligentsia, les puissants, les roués, les flatteurs et les traîtres de haute volée.

Sous le dais qui couvrait les douze membres du Divin Panel, sept orateurs s’employèrent à leur faire part, chacun selon sa spécialité, de cette incroyable découverte : On avait découvert fortuitement une sorte de bande dessinée préhistorique qui décrivait clairement toutes les étapes connues du passé, et d’autres demeurées inconnues jusque là, et qui, sans le moindre doute était absolument authentique.

Que cette nouvelle puisse couper le souffle à tout être rationnel, c’était indéniable. Un silence incrédule et bruissant de gestes furtifs pesait sur la salle.

Aux murs, les caméras observaient les gestes et les visages, enregistrant tout.

L’annonce de la dernière scène fut presqu’insoutenable. Chacun comprenait qu’il s’agissait d’une sorte de promesse d’un événement libérateur extraordinaire.

Et, conclut le président des orateurs, c’est la raison de votre présence à tous : nous attendons de vous un décryptage complet de cette scène, afin de prendre le plus rapidement possible les décisions qui s’imposent.

Astronomes et informaticiens auraient à scruter le ciel et à le modéliser pour déterminer exactement, en fonction du ciel représenté sur la scène, le profil de la comète, ainsi que la date de son passage.

Historiens et spécialistes des religions devraient décrypter le plus précisément possible le sens exact de cet envol, puisqu’aux dernières nouvelles, les humains n’ont pas d’ailes.

Les professions médicales auraient pour tâche de déterminer la possibilité, incongrue, c’est évident, mais pourquoi négliger la moindre possibilité, d’une mutation.

Les membres du clergé et les psychologues, associés aux responsables des divers services d’ordre, d’espionnage et de l’armée, devraient mettre au point les techniques les plus sophistiquées de repérage des individus dont le comportement pourrait indiquer une quelconque mutation, ou toute autre manifestation d’un désordre anormal.

L’armée, encore elle, et les services logistiques auraient pour tâche de coordonner l’acheminement et le stockage de vivres et produits de première nécessité.

Bref, chacun reçut une feuille de route.

Les travaux dureraient une semaine, à l’issue de laquelle une huitième journée serait employée à faire le point sur les avancées dans ces divers domaines.

Puis le Divin Panel, en accord avec GOG, le Grand Ordinateur de 7èmegénération, prendrait les décisions infaillibles qui l’avaient mené de succès en succès jusqu’à l’Hégémonie Radieuse.

Alors, après les cérémonies d’usage, l’assemblée fut rompue, la foule se dispersa entre les niveaux et les locaux qui lui étaient affectés, chacun selon sa branche et son grade, en bon ordre.

Ce fut une gigantesque fourmilière qui s’activa sept jours durant. Chaque matin, deux heures étaient consacrées à collecter et relier les informations de chaque service, afin qu’aucune trouvaille, aucune idée ne soit écartée, oubliée, perdue.

Tous les rouages tournèrent à fond. Pas une minute ne fût perdue.

Vint enfin le soir du septième jour.

Les orateurs, qui avaient collecté toutes les données, contenaient à peine leur nervosité. Les conclusions des spécialistes en astronomie, histoire et symbolique étaient effrayantes : l’affaire était imminente, une question de jours, d’heures, peut-être.

Les spécialistes en microphotographie avaient fait pour leur part une découverte incroyable : une scène était représentée dans les yeux de l’un des personnages nus qui prenait son envol au premier plan, la tête tournée vers le spectateur.

Elle montrait la ruine d’un monde construit en forme de pyramide renversée, dans laquelle grouillaient des blattes, ces animaux aveugles qui vivent dans l’obscurité.

Toutes ces informations avaient bien sûr été transmises dès qu’on avait eu un début de certitude, c’est-à-dire très tard, – car, si annoncer une mauvaise nouvelle est dangereux, se tromper était bien pire – au Divin Panel.

Le huitième jour débuta par les cérémonies officielles. Comme à l’accoutumée et selon le mode d’emploi parfaitement huilé, les orateurs s’étaient partagés les secteurs d’information, en la réduisant strictement à ce que le Divin Panel avait accepté qu’il en soit dit.

Les divers services avaient fait des merveilles d’organisation pour juguler une éventuelle tentative d’explosion sociale, d’épidémie mystique même foudroyante, même survenant dans les délais les plus courts.

Quelques jours suffiraient à tout mettre en œuvre, quoi qu’il arrive, pour que l’ordre existant se maintienne. Une société telle que celle de l’Hégémonie Radieuse ne croulerait pas parce qu’une sorte de songe creux l’avait vu en rêve.

En conclusion, la tombe s’avérait être un faux, une intoxication peut-être forgée par une civilisation extra-planétaire concurrente, selon l’opinion de certains généraux, ou par une organisation terroriste, d’après les Services Secrets, mais rien de plus.

Le danger étant circonscrit, on allait le mettre hors d’état de nuire.

Pour cela, le Symposium avait servi à renforcer la précieuse cohésion de tous les services de l’État. De nouvelles règles seraient très prochainement édictées pour perfectionner la Sécurité à tous les niveaux de la société et en éradiquer tout risque. Les participants seraient tous gratifiés d’une confortable prime, de promotions et de congés exceptionnels.

C’est à peine si l’on remarqua deux ou trois sièges vides, et l’absence d’une équipe de micro-photographie. Dans l’euphorie, nul ne s’en souciait.

L’immense foule se dénoua. Chacun s’en fût rassembler ses bagages pour le voyage de retour.

Malgré l’énorme taille et le nombre des ascenseurs, il fallut près de quatre heures pour que tous les invités soient remontés, et acheminés vers les gares par les taxi-robots.

Près de deux heures pour qu’ils rejoignent tous enfin l’air libre, et guère plus pour s’apercevoir qu’ils étaient désormais seuls sur la planète, à l’exception des animaux.

Partout, sur leur chemin, le sol était jonché de vêtements, de chaussures, de bijoux, de lunettes et de sacs à main, comme si un peuple entier s’était dévêtu là, dans les rues, sur les routes.

Les chiens affamés et hostiles furent les premiers animaux qu’ils aperçurent. Ils attaquèrent les premiers qui entrèrent dans les gares. Puis les chats domestiques que la faim rendait furieux.

Que s’était-il passé ? Qu’étaient devenus les milliards d’hommes encore là naguère ? Cette histoire de fous était donc vraie ?

Ils furent cent quarante quatre mille, moins ceux que les chats et les chiens, puis divers autres obstacles retinrent, à se jeter pêle-mêle et en toute hâte dans les taxi-robots en direction de l’inexpugnable Citadelle, qui regorgeait de victuailles.

Mais là, faute d’instruction quant à une situation aussi imprévue, les gardes ne les laissèrent pas entrer.

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